- La fraicheur de la nuit avait envahi les rues de Sannom, telle une brume qui se glissait sournoisement sous chaque porte, sous chaque pli des vêtements des passants égarés. Certains badauds vêtus avec frivolité couraient se mettre à l'abri de l'humidité nocturne, d'autres prenaient le temps d'apprécier avec sérénité cette nouvelle saison chargée de parfums vifs et floraux, tandis que d'autres encore prenaient déjà de l'avance sur la nuit à venir, cuvant leur alcool ingurgité dans le caniveau le plus proche.
Le printemps était bien là, apportant avec lui son lot de complications météorologiques, ses températures versatiles, sa chaleur légère et ses vent inconstants. Quoique Caleb n'aimât pas vraiment cette atmosphère étouffante qui promettait un été brulant et sirupeux, il appréciait le printemps. La raison? Simpliste. Le jeune homme n'avait qu'à s'adosser langoureusement contre un mur, glisser avec toute l'érotisme du monde une cigarette entre ses fines lèvres et quiconque se voyait invité à la pure débauche. Ça n'était même pas sa théorie, c'était la réalité. , testée et approuvée. Oui, le printemps était une excellente saison pour les affaires.
Il était vingt-et-une heures, cela faisait à peine trois petites heures que Caleb était levé, et il déambulait, tel un chaton égaré, dans les nombreuses rues de Sannom, une cigarette éteinte entre ses lèvres, effleurant à peine sa langue. Allons donc, la journée de faisait que commencer pour le jeune homme, il était tout juste temps pour lui d'entrer en scène, pourvu qu'il trouvât de quoi jouer sa divine comédie. De quoi appâter de nouveaux clients, de quoi se montrer en bref. Ses pas le menèrent, au hasard des rues, sur un chemin qui lui était bien connu. D'un geste presque automatique, il porta la flamme de son zippo, marqué d'arabesques noires, à sa cigarette et tira deux longues bouffées réconfortantes. Ses yeux fixaient au loin une grande bâtisse et un fin sourire flotta quelques secondes sur ses lèvres rosées alors que le zippo regagnait sa place initiale, dans la poche du long manteau de cuir mordoré de Caleb. Comme à son habitude, sa tenue était somme toute parfaite, jouant avec classe sur les détails, ne laissant rien au hasard. Ses chaussures excellemment bien cirées ne contrastaient pas outre mesure avec l'étroit fourreau du jean noir, ni même avec la chemise d'un pourpre immaculé. La chaîne tombant de son cou et l'élastique sombre, qui retenait, pour une fois, ses mèches chocolatées en une minuscule queue-de-cheval, ajoutaient au charme taciturne de Caleb.
C'est d'un pas résolu qu'il pénétra dans une de ses aires de jeux favorites.
La musique envahit ses oreilles bourdonnantes.
~
Caleb étira ses longs bras, dégourdissant ses membres endoloris par le sommeil. Sa dernière cliente venait de partir, le genre quinquagénaire hululante en mal profond d'amour, relativement embêtante, mais plutôt généreuse sur les pourboires. Allons donc... Sans sortir de sous sa légère couverture, le jeune homme tendit la main vers la table basse qui faisait office de table de chevet et attrapa la chaînette de sa montre à gousset. Dix-huit heures. Soupir. Caleb daigna enfin se redresser, faisant glisser sur son dos le drap de coton blanc. Son regard vitreux se posa sur la bourse posée à côté d'un billet plié en deux. Avec peine, il déchiffra le mot, gorgé de petits cœurs et de surnoms affectueux. Un autre rendez-vous, fixé au surlendemain. Les femmes étaient vraiment bien plus délicates sur ce genre de choses que les hommes.
Les femmes répugnaient vraiment Caleb.
Et puis elles payaient bien moins que leurs congénères masculins. Sept-cents Ryzs. Le jeune homme fronça les sourcils, ravageant son joli visage. Il allait falloir qu'il arrête de se brader ainsi, où il ne pourrait plus finir le mois. Certes, c'était déjà une bien belle somme, mais il fallait également compter l'achat de ces cigarettes et alcools de luxe, de ses drogues, sans parler de son traitement médicamenteux.
Sa tête bascula en arrière, ses cheveux allèrent effleurer de leurs douces pointes ses omoplates meurtries et le jeune gigolo éclata de rire. Alala, il avait vraiment beaucoup dormi, bien plus longtemps qu'il ne l'aurais souhaité. Mais au moins, comme cela, il était de nouveau d'attaque pour une nouvelle partie de plaisir dans quelques heures. Un sourire plus carnassier se peignit sur son visage.
D'un geste, il se débarrassa de la couverture qui avait glissé au pied du lit et la jeta à bras-le-corps dans une pièce adjacente où s'entassait déjà d'autres objets similaires ainsi que la Halconera.
Regard amoureux sur son arme chérie.
L'immeuble désaffecté fut quitté après avoir enfilé un jean délavée et une chemise blanche, tenue passe-partout, pour rentrer à l'auberge, le petit pied-à-terre de Caleb. Il récupéra les clefs de sa chambres au comptoir, jeta quelques pièces au patron par la même occasion.
« Préparez-moi quelque chose, n'importe quoi, je redescends tout de suite. »
En effet, il ne mit que très peu de temps à déposer son fusil -enveloppé préalablement dans un large carré de tissu bleu ciel pour la dissimuler- et la bourse gagnée cette nuit.
Le repas -une omelette aux champignons- fut avalée en un rien de temps, avec quelques regards sombres aux quelques clients. Beaucoup des gens qu'il côtoyait au quotidien venait dans cet endroit, aussi, il ne pouvait s'estimer tranquille tant que des connaissances seraient présentes au même endroit que lui. Cela impliquait également ses propres clients. Et Dieu seul sait combien ils pouvaient être, à partager à la fois sa couche pour une nuit payée et son restaurant préféré.
Jamais tranquille, vraiment.
Un vieil homme lui adressa une œillade malsaine, Caleb l'ignora superbement.
Non, vraiment.
Les couverts posés, l'assiette vide, il remonta dans sa chambre. Vingt heures. Une douche plus tard, il était temps d'égayer un peu cette morne soirée, de s'amuser si possible, de se distraire un minimum.
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Sur la scène, un groupe de quatre hommes lançait des accords tantôt d'une douceur sans fin, tantôt aussi déchirant que la foudre elle-même. Caleb écrasa son mégot dans un cendrier à l'entrée la boîte de nuit la plus branchée de Sannom, et de tout Gamaëlia affirmait-il facilement, et se fraya un chemin entre les jeunes danseurs, les moins jeunes alcooliques et atteint son but premier, un des deux grands bars.
Soupir.
Tous les hauts tabourets étaient occupés. Vraiment, comme s'il y avait besoin de cela pour commencer à énerver notre jeune gigolo. Un dernier regard lui apprit que s'asseoir à ce comptoir était dans espoir. Dans un froncement de sourcils plus que certain et dans un agacement croissant à vive allure, il traversa à nouveau le flot des danseurs alors que le chanteur à la voix mélodieuses les enveloppait d'une douce mélopée amoureuse.
Slow. Quelle horreur.
Caleb se dépêcha de gagner le deuxième bar de la boîte, et il se hissa sans difficultés sur un des nombreux sièges vides.
« Coupe de champagne. »
Des mots secs lancés à l'adresse du barman, un homme qu'il connaissait pour lui avoir offert une nuit de plaisir lorsqu'il était plus jeune, accompagnés d'un regard noir qui semblait crier « Tu parles, j'te bute ».
Clair, simple, précis.
Caleb renversa imperceptiblement sa tête en arrière, et s'accouda avec dédain sur le comptoir, attendant avec une exaspération feinte ladite coupe de champagne. Il ne comptait pas beaucoup boire ce soir, ne tenant pas vraiment à se trouver dans un état pitoyable au bout de deux verres. Il connaissait ses limites, ne les respectait pas toujours, voire rarement, mais il savait s'arrêter.
Le champagne était parfait.
Dans un soupir las, son coude glissa légèrement, allant taper dans le bras de son voisin, plus proche que prévu. le jeune homme haussa les sourcils, surpris par ce contact inopiné et fixa le garçon qui se trouvait à sa gauche. Les cheveux d'ébène, les yeux d'émeraude, le menton arrogant et un verre entre ses longues mains blanches, son voisin lui disait vraiment quelque chose.
Vraiment.
Sa coupe arriva, Caleb l'ignora, préférant chercher dans sa mémoire l'endroit où ils avaient bien pu déjà se rencontrer -peut-être ici d'ailleurs-, son nom peut-être. La recherche n'aboutissant manifestement aucunement, le gigolo prit une gorgée de champagne -délicieux- et tendit un doigt malsain vers le jeune homme. Il n'avait pas franchement l'habitude d'adresser la parole comme cela, à un étranger. Mais ce manque dans son cerveau, ce trou de mémoire, l'occupait bien plus qu'un comportement quelconque en boîte de nuit. Pour une fois.
« T'es qui? »
Un aller simple pour l'Enfer.