Elle n’est pas ma fille. Je l’ai portée, je l’ai allaitée. Mais elle n’est pas ma fille. Elle ne l’a jamais été. Elle ne le sera jamais. Elle est la fille de ce monstre. Rien de plus. Une plaie que mon mari et moi devons supporter. L’abandon ? On y a songé. Mais il est inacceptable que les gens se mettent à jaser à cause d’un bébé abandonné qui n’est pas le notre.
Six ans. Cela faisait six ans que Kimi Kamageta traînait ce boulet à son pied. Six ans et neuf mois, en fait, que l’objet de sa honte la fixait de ses beaux yeux noirs, héritage de cette ordure. Kimi savait pertinemment que la petite Isuzu n’y était strictement pour rien mais elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un profond dégoût quand elle croisait ces yeux là. Elle ne comprenait pas comment Kakuro, amour de sa vie, parvenait à tolérer cette fille qui, sans être la leur, était sortie de son corps. Elle avait eu très peur que leur amour ne soit pas suffisamment fort pour résister à ce parasite. Mais le viol ne les sépara pas, bien que Kakuro eut bien du mal à admettre qu’elle était enceinte d’un autre que lui. Et même lorsque la petite fille vint au monde, il la laissa traîner dans ses pattes. Même s’il n’éprouvait strictement aucun amour ou autre sentiment paternaliste, il la laissa. Par amour pour sa femme qui n’avait pas eu la force d’avorter, sans pour autant aimer elle-même ce qu’elle allait faire naître, il la toléra. C’est ainsi que, sans même se consulter au préalable, guidés par un accord tacite, le couple dressa l’illusion dans laquelle ils comptaient baigner la fille toute son existence durant. Oui, ils se moquaient de savoir ce qu’il en serait exactement des pensées de cette créature qu’ils ne jugeaient comme humaine pour l’unique raison que Kimi était on ne peut plus humaine, et qu’il était donc tout à fait normal qu’elle mette un autre être humain au monde. Evidemment. Parfois il leur arrivait même de douter fortement de l’humanité de cette petite fille, parce qu’ils considéraient son père biologique comme un monstre, mais ils préféraient l’accepter dans son humanité. Le contraire aurait été trop dur à supporter pour la jeune mère. Ils ne parvinrent néanmoins jamais à la considérer comme humaine au même titre qu’eux. Elle était particulière, dans le mauvais sens du terme.
Pourtant, durant ses jeunes années, elle fut un ange. On ne l’entendait jamais pleurer. Elle semblait toujours curieuse de tout sans pour autant assommer les gens de questions, un peu réservée et presque méfiante sans pour autant être hostile aux autres. Son éducation était basée sur le respect des autres et la politesse et, enfant vive d’esprit, elle avait vite compris qu’elle avait tout intérêt à suivre les valeurs qu’on lui inculquait. Oh, comme tous les enfants, elle a bien dû faire une ou deux petites bêtises dans cette période de sa vie : mais ses parents n’avaient vraiment pas à se plaindre d’Isuzu. A la voir et à l’entendre, cette petite fille aux longs cheveux noirs était la gamine la plus heureuse sur terre. Mais au fond de son cœur, elle sentait que quelque chose sonnait faux. Elle ne percevait pas l’illusion fantastique dans toute sa grandeur mais elle avait le sentiment que le Faux l’entourait, caché quelque part. Elle détestait ça. Sa vie lui semblait étrange. Déjà en ces heures, son innocence, sa fraîcheur commençaient à se flétrir. La petite fleur ne comprenait pas vraiment ce monde qui l’entourait, ses parents moins que quiconque. Elle n’avait eu droit aux câlins et aux embrassades uniquement lors de sa toute petite enfance : aujourd’hui, ses parents étaient là pour elle mais elle avait peine à se souvenir du dernier contact physique qu’ils avaient eu envers elle. Elle trouvait cela étrange, alors même qu’elle voyait les enfants qu’on allait chercher à l’école couverts de baisers. Une fois, elle tenta de se jeter dans les bras de sa mère, alors qu’elle venait la chercher à l’école. Elle ne perçut pas vraiment à quoi s’apparentait l’étrange expression qu’avait pris les traits de sa mère alors qu’elle la repoussait, lui priant de ne pas faire de scène en public, de ne pas attirer l’attention sur eux. Isuzu ne comprenait pas : pourquoi, si c’était elle qui étreignait sa mère, c’était perçu comme une scène, une situation presque gênante, alors même que tous les autres enfants en faisaient de même avec leurs propres parents ? Soit, elle s’en accommodait. Si c’était cette belle et grande jeune femme qui le disait, elle avait raison, non ? Ce qu’Isuzu n’arrivait pas à percevoir, c’était le dégoût apparu sur les traits de sa mère quand elle approchait de trop son enfant, bien que la petite fille trouvait sa mère bien moins belle quand cette expression étrange animait les traits de son doux visage.
Isuzu ignorait totalement qu’elle était le fruit d’un viol et, aujourd’hui, elle l’ignore encore. La vérité est que, si ses parents l’ont gardée près d’eux, c’est bien pour l’unique raison qu’ils ne souhaitaient pas que leurs voisins commencent à raconter bien des choses sur le fait qu’ils aient abandonnés l’adorable petite fille. Le viol fut sujet tabou et la petite fille mis bien longtemps avant d’entendre ce mot pour la première fois : l’écœurement de ses parents était tel qu’ils changeaient de chaîne au journal télévisé dès qu’une telle affaire s’annonçait. Cette illusion dura au cœur de la famille : mais à l’extérieur, contrairement aux souhaits de ses parents, certains médirent tout de même. Ils trouvaient étrange cette petite fille si intelligente : s’ils ne soupçonnèrent jamais l’ignoble expérience éprouvée par la mère, nombreux furent ceux qui jugèrent qu’elle avait dû tromper son mari, et qu’Isuzu avait découlé de cette horrible tromperie. Ils en virent à cette conclusion pour la simple et bonne raison que les parents présumés de la petite fille étaient tout deux parfaitement japonais depuis des siècles et des siècles, cela se lisait sur leurs visages : or la progéniture avait indéniablement de l’européen dans ses traits. Même dans son attitude générale, peut-être agités par une psychose étrange à la vue de cette singulière enfant au comportement un peu trop lisse, un peu trop sage, l’entourage de la demoiselle lui trouvait quelque chose d’européen. Que ce soit vrai ou non, le mépris des gens envers la gamine n’était aucunement dirigé par une quelconque forme de racisme : elle était juste trop étrange dans ce couple de japonais aux allures de perfection. Cette curiosité lui attira l’animosité du voisinage, alors même qu’elle n’y était pour rien. Sa mère parût démone, son père fut sacralisé : que cet homme était bon de garder cette enfant de la honte auprès de lui, de la supporter comme s’il eut s’agit de sa propre fille ! Enfant de la honte. Cette expression trouva sa place dans les bouches voisines, et aucun ne put savoir à quel point elle était juste. Kimi Kamageta se sentait humiliée, et le regard de cette demoiselle, si semblable à celui de son bourreau, lui rappelait chaque jour qu’elle avait souffert, qu’on l’avait forcée à faire cet enfant sans même se soucier des conséquences futures dans la vie de la jeune femme, sans même s’intéresser aux risques de lui faire un enfant. Si elle n’avait eu Kakuro auprès d’elle à cet instant déjà, elle aurait sûrement méprisé tout le genre de l’homme et l’aurait évité tout au long de sa vie. Elle aurait également abandonné la petite fille, lui offrant une enfance plus heureuse que celle qu’elle subît.
Mais il n’en fut rien, déjà mariée à l’heure de la Honte, follement amoureuse, elle conserva une étrange méfiance à l’égard des hommes qui lui étaient inconnus. Par mimétisme, jugeant cette femme splendide comme son modèle, la petite Isuzu prit dès lors une certaine distance envers les hommes. Elle n’arrivait pas très bien à cerner pourquoi sa mère s’approchait volontiers des femmes tout en s’isolant des hommes. Le mystère ne fut jamais résolu, et elle finit par l’oublier, se contentant de l’imiter sans chercher à comprendre. Le seul homme qu’elle s’autorisait à approcher, tout comme sa mère, était son père. Cependant, celui-ci ne semblait pas très disposé à lui retourner son affection et le plus grand geste d’attention qu’il lui apporta fut de lui tapoter légèrement la tête, l’air distant, alors qu’elle attendait fièrement des félicitations pour avoir obtenu la note la plus élevée de sa classe. Elle n’y comprenait rien. Les deux personnes chez qui elle cherchait de l’amour, ses deux repères, semblaient se sacrifier alors qu’ils lui en offraient, à contrecœur, comme si l’aimer était synonyme d’horreur. Les questions fourmillaient dans son esprit sans qu’elle n’ose les poser : son intelligence prématurée fut la cause de sa douleur. Elle rêvait de leur poser mille et une questions, s’en empêchait par un devoir de discrétion, comme si elle pressentait que ses interrogations engendreraient le chaos dans sa vie bien rangée. Elle ne se sentait pas nécessairement bien et oscillait entre une discrétion sans faille et une curiosité maladive. Ainsi Isuzu se maintint au silence, et parfois, les questions qu’elle retenait à grand peine la rendaient presque folle. De par son jeune âge, son besoin de réponse et la naïveté de son enfance encore préservée jusqu’à présent, la petite demoiselle ne savait combien de temps elle tiendrait. Avant même ses six ans, elle entretenait déjà le secret sur ses pensées et ses sentiments, qualité ou défaut, peu lui en importait. L’étrange sixième sens de son enfance fit son office durant ses sept premières années : elle savait qu’elle ne devait surtout pas poser toute les questions qui la taraudaient, au risque de tout perdre et de faire exploser sa vie.
Le problème qui en découlait se scindait en deux : tout d’abord, elle avait une terrible soif de réponse, et il ne tenait qu’à peu de chose qu’elle craque et se lance dans l’entreprise très risquée de les obtenir, même si elle perdrait dans l’entreprise tout ce qui faisait alors sa vie. Le second, et bien plus terrible, était qu’elle en venait parfois à trouver son attitude on ne peut plus grotesque. Dans de rares moments de lucidité, hors du conditionnement familial, elle ressentait pleinement l’Illusion, ne la comprenait pas pour autant mais en souffrait sans aucun doute. Elle jouait un rôle, en avait pleinement conscience, ne comprenait pas pourquoi mais elle continuait, inlassablement, à jouer le rôle de cette petite fille modèle, calme et discrète, sérieuse et volontaire. Et puis, une fois absorbée par le rôle, elle en venait à oublier qu’il ne s’agissait que d’une merveilleuse pièce de théâtre grandeur nature, qu’elle ne faisait que jouer. En quelque sorte, elle s’oubliait en faveur de son rôle. La Vraie laissait place à la Fausse et se perdait au loin pour tenter d’atteindre une félicité lointaine et tout aussi Vraie que la personne l’était, sans pour autant parvenir puisqu’une fois seule et débarrassée de l’illusion qu’on lui brandissait sans cesse sous le nez, comme une promesse de cette félicité qu’elle ne faisait que frôler, la Vraie revenait encore et encore. Elle avait l’impression d’être heureuse, en ces instants. Mais comment trouver le bonheur dans le Faux ? Son sixième sens d’enfant la mettait de nouveau face à une grande contradiction : comment vivre heureuse en souhaitant la Vérité, tout en sachant parfaitement que l’obtenir équivaudrait tout bonnement à détruire sa vie et son bonheur ? Ce paradoxe la perturbait si bien qu’il ne fut pas surprenant qu’un jour, elle craqua et se décida, sans concession, de se consacrer à l’un de ces deux objectifs : tiraillée entre la Vérité triste et l’Illusion merveilleuse, elle avait conscience qu’elle ne pourrait vivre éternellement ainsi, et le choix, mûrement réfléchit pour un enfant de son âge, fut fait. Que ce soit une bonne ou une mauvaise chose, elle préférait l’une des deux solutions et se décida à l’appliquer avec zèle dès que l’occasion lui en fut donnée.
Je l’ai supportée trop longtemps. Je n’accepte plus ce regard curieux sur le monde, ni cette petite vie énergique. Elle ne croit pas avoir suffisamment abusé de ma femme en parasitant son ventre ? Je l’ai tolérée jusqu’à présent. Mais elle a dépassé les bornes.
Le conte de fée allait-il se disloquer pour toujours ? Isuzu avait à vrai dire l’impression d’avoir commencé par le dénouement. A sept ans, elle en avait assez d’être coincée dans un fantastique « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Elle se sentait comme si elle avait tout vécu sans avoir rien vu, comme si elle n’avait pas pu profiter de sa belle petite vie. Mais elle avait une terrible angoisse, une abominable boule au ventre à l’idée de prendre autant de risques. N’était-ce pas le moment ou jamais ? Elle n’avait pas souvent l’occasion d’avoir son père et sa mère à la maison en même temps, ce premier souvent pris par son travail et cette seconde profitant des présences de son mari pour aller voir quelques amies dans le voisinage ou faire quelque courses sans sa petite fille. De plus, ses parents semblaient tous deux d’excellente humeur, et elle-même était satisfaite : ils l’avaient inscrite le jour même aux cours d’arts martiaux dont elle rêvait depuis quelques temps déjà, après qu’elle ait achevé sa troisième année de gymnastique. Activité peu féminine ? C’est surtout que sa mère, dans sa psychose merveilleuse et contagieuse concernant le danger que les hommes pouvaient représenter, avait invariablement contaminé sa fille qui voulait ainsi être capable de se défendre. De plus, le mouvement des corps dans les combats la passionnait tout bonnement. Si ce n’était que ça, elle aurait pu faire de la danse, certes, mais elle joignait l’utile à l’agréable en apprenant à se battre tout en exerçant les germes d’une passion. Un contact, plus doux qu’il y paraît, et l’autre est à terre ; un autre, et il est immobilisé. Elle ne savait pas si elle réussirait à vaincre la grande partie des petits garçons qui avaient pour la plupart plus de force que cette frêle petite fille qu’elle était alors. Elle comptait néanmoins sur sa souplesse et sur sa détermination pour les vaincre malgré tout ce qui pouvait la désavantager. Ses parents ? Ils étaient satisfaits que l’enfant fasse une activité sportive, quelle qu’elle soit et tant qu’elle ne les dérangeait pas sans arrêt à propos de ladite activité. Tout allait bien.
Ainsi, le soir même, alors que la famille mangeait en silence, et après une ultime hésitation, la jeune fille leva ses yeux si profondément noirs sur ses parents pour leur poser enfin cette question qui l’obsédait depuis tant de temps. L’angoisse s’emparait d’elle au fur et à mesure qu’elle parlait, et atteignit son apogée en apercevant les expressions de ses parents.
« Papa, maman, pourquoi j’arrive pas à être vraiment heureuse comme ça ? »
Scandaleux ! Cette enfant pour qui ils avaient sacrifié leur vie, elle osait leur demander cela comme ça, comme si elle en avait le droit ? Ses parents ne pouvaient l’accepter. Ils n’admettaient pas qu’elle pose cette question pourtant élémentaire : comment pouvait-elle espérer être vraiment heureuse alors même qu’elle n’était qu’un poison dans leur vie, une plaie qu’ils daignaient tolérer alors que rien ne les y obligeaient ? Pourquoi n’arrivait-elle pas à se satisfaire de tout ce qu’ils lui donnaient déjà ? La réponse était très simple : s’ils lui donnaient matériellement tout ce dont elle avait besoin, et une bonne partie des choses qu’elle demandait sans pour autant qu’elle en devienne capricieuse, ils oubliaient l’essentiel, ce dont elle avait le plus besoin : l’amour. La petite fille réclamait juste un peu, un tout petit peu d’amour, et ses parents étaient incapables d’entendre son appel à l’aide et de lui offrir cet amour. Ainsi, elle ne pouvait connaître le bonheur. Ne comprenant pas pourquoi il lui était inaccessible, elle se dirigeait forcément vers ses repères, ceux qui devaient être ses guides sans en assumer le rôle : ses parents. Malheureusement pour elle, ses parents étaient aveuglés par leur dégoût pour l’enfant, ce qui les empêchait de comprendre ses désirs les plus élémentaires. Cercle vicieux qui menait peu à peu la petite Isuzu qui en était prisonnière à sa perte.
Après sa question ne s’installa que le silence, un silence lourd, pesant. Elle comprit dès lors qu’elle avait commis une énorme erreur en interrogeant ses parents sur ce sujet, qui lui tenait pourtant tant à cœur. Elle ne comprenait pas en quoi elle avait fait une erreur. Et ce silence, implacable, l’effrayait. Elle ne savait pas vraiment que faire, ne fit que sceller une bonne fois pour toutes son sort en reprenant la parole, précipitamment, d’un air affolé, ne sachant comment arranger les choses. Sa condamnation au malheur s’enclenchait peu à peu.
« Non, mais, je demande ça… Vous, vous avez l’air toujours heureux, vous n’avez jamais l’air triste, et c’est pareil pour tout le monde… Je crois que je suis la seule à être triste, je… Je ne sais pas pourquoi... Je comprends pas… Comment vous faites à … ? »
La gifle, violente, qu’elle n’avait pas réussi à voir venir, la fit taire. Sa mère, hors d’elle, s’était levée. Comment cette enfant, source de tous leurs malheurs, pouvait-elle leur demander cela ? Comment osait-elle ne pas se satisfaire du sort déjà aisé qu’ils lui offraient ? L’incompréhension demeurait dans le foyer. De ce moment, Isuzu ne se souvient que des cris hystériques de sa mère, et des gifles qui suivaient la première. Elle ne put rien comprendre de ce que cette femme, son beau visage déformé par la rage, lui hurla. Elle crut voir un sauveur en son père, cet homme qui n’avait toujours pas bougé, calme, lorsqu’il retint sa femme, la mère de la petite fille qui s’apprêtait à infliger un énième coup à la petite fille, apeurée, recroquevillée au sol, tombée de sa chaise par la force des coups et le choc psychologique que venait de lui infliger sa mère. Mais cet homme ne fut pas un sauveur. Il ouvrit la bouche, Isuzu regarda l’homme qui la surplombait malgré sa petite taille avec un espoir discret, l’appel à l’aide si clair dans ses yeux sombres et sa peur, palpable.
« … On n’a jamais eu besoin de toi. »
Le coup, violent qui suivit ne fut rien par rapport à l’intensité de la plaie que l’homme venait de lui faire au cœur, à l’âme. Ils n’avaient pas besoin d’elle. Elle n’avait aucune utilité sur cette terre. La fillette avait peu d’amis, qu’elle perdait régulièrement pour en trouver d’autre, comme tous les enfants, en un peu plus instable peut-être. Elle ne savait pas pourquoi, mais sa seule famille était ses deux parents. C’était donc d’eux qu’elle voulait attirer l’attention. D’eux qu’elle voulait être aimée. Pour eux qu’elle voulait être indispensable. Et pourtant… Son père venait de lui dire la vérité, cruelle. Ils n’avaient pas besoin d’elle. Elle n’était pas utile à ses parents. Elle ne leur servait à rien. Ils ne l’aimaient pas. Cruellement. Elle en avait désormais la preuve, dans ces coups, dans ces cris. Qu’avait-elle fait pour mériter ça ? Quelle était son erreur ? Car ce ne pouvais être que de sa faute, n’est ce pas ? La pauvre enfant n’y était pour rien, mais là était sa tragédie : victime d’une faute qu’elle n’avait pas commise, elle devait subir le courroux de ses parents sans pouvoir rien y faire. Quand ceux-ci se lassèrent des coups puissants qu’ils infligeaient à leur enfant, elle se retira péniblement dans sa chambre, sans finir son repas et les larmes coulant à flots. A cause de cette question malheureuse, son quotidien se retrouva chamboulé.
Comment avons-nous pu ne rien voir ? Cette pauvre enfant… Ils l’ont brisée. Kodaï est sa dernière chance. Je ne peux rien faire de plus que lui offrir un toit, et tenter de l’aider à se reconstruire, peu à peu.
La petite fille vérifia rapidement que la chaussette haute de son uniforme dissimule correctement le bleu imposant au niveau de son genou. Cela faisait deux ans que l’illusion s’était effondrée. Deux ans qu’elle souffrait régulièrement d’agressions physiques comme mentales, toutes assénées par ses géniteurs. Ceux-ci avaient la chance que leur fille ne marqua naturellement que difficilement, mais cela ne rendait ses bleus que plus cruels. Leur deuxième chance, c’était le sport que continuait de pratiquer régulièrement la petite fille. Un sport de combat était la meilleure justification à tous les bleus qu’elle pouvait avoir à supporter. Isuzu quitta ensuite sa chambre, afin de ne pas être en retard à l’école. Son genou lui faisait mal rien que quand elle marchait. Elle ne pensait pas qu’ils l’aient frappée suffisamment fort pour lui casser quelque chose malgré la douleur anormalement persistante, mais elle n’avait même pas besoin d’appuyer sur son bleu pour en souffrir. Elle soupira mais continua malgré tout à marcher. Elle avait honte de toutes ses plaies, n’osait en parler à personne. Elle avait toujours le sentiment d’avoir mérité son sort, pour une raison qui lui était inconnue mais que détenaient ses parents, eux, les beaux adultes qui avaient toujours raison. Ainsi, elle se dirigea peu à peu vers l’école. Si ses résultats étaient exemplaires, que la jeune fille n’était pas loin d’être la première de sa classe, ses professeurs s’inquiétaient tout de même à propos de cette enfant. A son âge, en général, on ne rechignait pas à aller à la piscine : pourtant, elle avait demandé s’il était possible d’avoir une dispense. A son âge, les enfants, même les petites filles, restaient insouciants et chahutait beaucoup lors des récréations : pourtant, elle demeurait étrangement calme, que ce soit lors des pauses ou en classe. A son âge, on était hyper sociable : pourtant, elle n’avait pas un seul ami, si ce n’est ce petit garçon qui allait la voir régulièrement. A son âge, enfin, on avait que rarement une telle pudeur avec son corps, surtout quand on était aussi fin qu’elle : pourtant, elle n’aimait pas du tout l’uniforme d’été qui dévoilait ses bras et ses jambes, et se dissimulait toujours tant qu’elle le pouvait dans les vestiaires avant le sport. De manière générale, les adultes autour d’Isuzu s’inquiétaient à propos de la petite fille. Mais elle ne laissait personne s’approcher d’elle. Personne, sauf…
« Isuzu ! Attend moi ! »
La petite fille s’arrêta, un soleil illuminant un instant son cœur éteint. Cette voix qu’elle reconnaissait entre mille… Elle se tourna vers le petit garçon qui l’avait interpelée. Il était sa seule joie en ce monde. Tout autour d’elle était ténèbres, et il était une lumière à ses yeux. Ils fréquentaient le même dojo et il était le plus fort de tous. Kodai Imagase était un petit garçon plein de vie, visiblement très heureux. Il vivait seul avec son père, Kyo Imagase, depuis le décès – dans des circonstances plus que louches – de sa mère. Ultra sociable, il n’avait pas hésité une seule seconde en voyant cette pauvre petite fille seule. Et peu à peu, il avait gagné son amitié, aussi précieuse qu’elle était rare. Ils n’habitaient pas très loin l’un de l’autre, et il la rejoignait la plupart du temps sur le chemin de l’école. Elle ne l’attendait pas, comme si cela officialiserait trop leur relation et que s’engager ainsi lui faisait peur. Mais à partir du moment où il était là, où il courrait pour la rejoindre comme à l’instant, ils partaient ensemble à l’école. Grâce à lui, elle connaissait malgré tout des brides d’insouciance dans une vie d’angoisse constante. Ils étaient toujours en compétition, une rivalité enfantine qui les faisait avancer. Elle enviait son don pour le combat alors qu’elle-même se débrouillait plus que bien et ils faisaient toujours de leur mieux pour avoir de meilleures notes que l’autre : là où elle le battait en histoire, en anglais et en japonais, il était bien plus doué en maths, en géographie et en français. En sport, garçons et filles ne jouaient pas dans la même catégorie mais lorsqu’ils se retrouvaient l’un contre l’autre durant leurs cours d’arts martiaux communs, il gagnait toujours. Il la regardait parfois d’un air inquiet, cette fille un peu trop maigre et qui semblait souvent si triste, mais comme elle s’outrait lorsqu’il se mettait à la couver du regard, estimant à la fois qu’elle ne le méritait pas et qu’elle était suffisamment grande pour se protéger toute seule – le drame d’une petite fille de neuf ans qui ne pouvait se tourner vers personne d’autre qu’elle-même pour survivre dans un foyer hostile – il faisait en sorte que cela ne soit pas trop apparent.
Mais en ce jour, tout bascula. Durant toute la journée, elle souffrit énormément à cause de son genou, s’ingéniant malgré tout à dissimuler cette douleur honteuse. Peut-être qu’il le remarqua, oui. Mais il fit comme si de rien n’était, sachant parfaitement qu’elle ne supportait pas qu’il affiche une trop grande sollicitude. Il s’inquiétait néanmoins toujours à propos d’elle, cette petite fille aux très longs cheveux noirs, la plus frêle des jeunes fleurs qui lui était donné de voir et qui cachait toujours tant qu’elle le pouvait cette peine au fond de ses yeux d’encre. Mais l’inquiétude de Kodaï pour sa jeune amie augmenta considérablement alors qu’ils quittaient l’école, à la fin de la journée, pour rejoindre le dojo. Elle allait bien moins vite que d’habitude, il en avait conscience et s’il avait d’abord pensé que le sac d’Isuzu était trop lourd pour elle, il remarqua bien vite qu’elle boitait, d’abord très légèrement, tentant de se cacher par tous les moyens, mais plus franchement lorsqu’il feignait de regarder ailleurs. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, avait très peur pour elle. Plusieurs fois, il lui demanda si elle ne voulait pas qu’il la raccompagne chez elle plutôt que d’aller au dojo ; au-delà de l’ombre de panique qui passait dans les yeux de la petite fille à l’évocation de son foyer, elle finit par s’énerver en affirmant qu’elle allait très bien, qu’il n’avait absolument pas à s’inquiéter pour elle puisqu’elle était juste un peu fatiguée et que non, sa fatigue ne serait pas prétexte à rentrer chez elle alors même qu’elle avait déjà manqué le dernier cours pour pouvoir réviser convenablement une interrogation récente en anglais – dans laquelle elle avait par ailleurs brillé. Tous deux s’enfoncèrent dans un silence boudeur après cette tirade colérique : il était vexé qu’elle ait repoussé aussi fortement sa gentillesse, elle était frustrée de sa douleur et de la sollicitude du jeune garçon qu’elle trouvait superflue tout comme elle s’énervait contre elle-même à l’idée de s’être mis le jeune garçon à dos, ce qui était sa plus grande crainte : si même lui la laissait tomber, il ne lui resterait plus rien au monde.
Finalement arrivés, Kodai adressa enfin la parole à son amie, d’un ton trop gentil pour qu’il lui en veuille encore, ce qui rassura évidemment Isuzu. Il devait parler au maître, dit-il en retirant ses chaussures. Elle le laissa donc filer en retirant les siennes avant de se diriger vers le vestiaire où, à l’abri des regards, elle troquerait son uniforme contre une tenue plus pratique à l’exercice du combat. Elle observa un instant son bleu. Il lui paraissait encore plus imposant que ce matin, et le frôler à peine lui infligeait une douleur lancinante. Mais comme tous les coups dont elle avait pu subir, cette blessure finirait par passer, n’est-ce pas ? Ce n’était après tout pas comme si elle était grave. Après un soupir, elle se releva, grimaça de douleur. Jamais un bleu ne lui avait fait aussi mal auparavant. Elle regretta de ne pas avoir écouté Kodai, peut-être qu’il avait raison, finalement, et qu’elle aurait mieux fait de rentrer chez elle. Tant pis, maintenant qu’elle était là… Elle quitta les vestiaires pour gagner la salle principale, débuta quelques échauffements en faisant de son mieux pour donner le change par rapport à son genou meurtri. Isuzu jeta un œil vers son maître, un bel homme entre deux âges, qui tenait de sa mère slave des yeux d’océan et des cheveux aux couleurs du soleil, alors même que son maintien rappelait le fier japon qui s’esquissait de par son père. Il parlait toujours à Kodai, qui semblait particulièrement agité, ce qui fit froncer les sourcils à Isuzu : d’ordinaire, lorsqu’il s’adressait aux adultes, en plus d’avoir une étrange facilité au dialogue, le jeune garçon restait plutôt calme. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle s’inquiétait bien évidemment pour son jeune ami, qu’elle connaissait bien plus qu’elle n’osait l’admettre. Avait-il un problème ? En ce cas, pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ? Elle força un peu plus sur son échauffement, tangua. Il fallait qu’elle reste concentrée. Attendant donc que les deux hommes aient fini de parler, Isuzu répéta un enchaînement.
Celui-ci requérait beaucoup ses jambes, particulièrement sa jambe gauche. Occultant de son mieux la douleur, elle se lança. Un bruit étrange provenant de son corps. Une douleur effroyable, insoutenable. Chute. Et Kodai, qui criait son prénom en se ruant vers elle, l’ayant entendue crier alors même qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait ouvert la bouche, dernière image qu’elle emporta avant de sombrer dans l’inconscience.
Elle ne se réveilla que bien plus tard, dans une pièce aux murs blancs, allongée sur un lit qui n’était pas le sien. Hôpital. Elle détesta immédiatement ce lieu, voulut se lever de peur que ses parents ne trouve prétexte à la disputer et à la battre de nouveau, mais plusieurs choses l’en empêchèrent. Sa jambe, qui lui faisait mal, et lui semblait si lourde. Une aiguille dans son bras. Et enfin, la présence d’un beau blond serein escorté d’un petit garçon à l’air inquiet. Son maître lui pria tout de suite de se rallonger, alors qu’elle faisait un mouvement pour se redresser, en posant ses mains sur ses épaules. Elle était terrorisée, il le lisait dans ses yeux, la connaissant plus qu’elle l’aurait voulu. Dépassée par les événements, elle apprit que ses parents allaient venir : la terreur s’empara de son corps en apprenant que son maître et le personnel de l’hôpital soupçonnaient les mauvais traitements qu’elle avait subi. Qu’est ce qu’elle allait devenir ? La honte et une angoisse terrible de son avenir inconnu se dressèrent à son esprit. Car malgré tous les mauvais traitements qu’ils lui infligeaient, elle aimait vraiment ses parents, elle les aimait toujours. Elle avait encore l’espoir secret de leur plaire, finalement, qu’ils vivent tous les trois heureux, et qu’ils se réjouissent sincèrement de la présence de la petite fille à leurs côtés. Chimère irréalisable, elle le savait parfaitement, au fond, mais l’espoir était une vraie traîtrise : même là, alors qu’elle savait qu’elle se faisait du mal pour rien à oser croire à une possibilité d’avenir serein avec ses parents, alors qu’elle savait parfaitement que ce rêve était à jamais inaccessible, il demeurait des braises d’espoirs, à cause desquelles les désillusions étaient toujours plus dures. Mais qu’allait-elle devenir si ses parents la laissaient bel et bien ? Vers quoi pourrait-elle se tourner pour continuer à vivre ? Par automatisme, ses yeux se posèrent sur Kodai. Kodai, son soutien depuis si longtemps, ce garçon si gentil… Elle ne voulait pas le parasiter. Et puis, si elle se retrouvait séparée de ses parents, peut-être qu’elle serait envoyée loin de sa ville natale. L’horreur lui tordait les entrailles. Tout mais pas ça. Elle n’avait pas la force d’envisager un nouveau départ.
Mais les pensées tumultueuses de la pauvre enfant cessèrent immédiatement avec l’entrée de sa mère dans la chambre. Elle lui lança un regard désespéré, une lueur de fol espoir dans ses yeux si profondément noirs. Et le regard qu’elle reçu en guise de réponse acheva de broyer son innocence, de transformer l’espoir en cendres. Entre la froideur et le mépris. Isuzu ne comprenait pas du tout ce qu’elle avait fait de mal pour devoir endurer cela, un tel regard. Elle était décidément terrorisée : qu’allait faire cette femme si froide, si droite alors même que ses vices partagés avec son mari étaient dévoilés au grand jour ? Elle pour qui l’image qu’elle donnait aux autres était vitale… Elle allait sans doute quitter cette ville, que les bruits aient courus ou non. Son mari trouverait moyen de gérer ses affaires ailleurs : et elle, alors ? Isuzu se posait cette question, toute naïveté envolée. La prendraient-ils avec eux ? Elle ignorait qu’il y avait des gens pour s’inquiéter suffisamment pour elle pour tout faire afin qu’elle ne retourne plus jamais avec ses géniteurs, si cruels. Peut-être qu’ils resteraient dans cette même ville, dans leur vie bien rangée, et ferait comme si de rien n’était : cette perspective n’étonnerait pas Isuzu. La jeune fille angoissée prononça quand même ce mot, de sa petite voix aigue, apeurée…
« … Maman… »
Maman, quoi ? Maman, ne m’abandonne pas. Maman, ne me laisse pas derrière toi. Maman, pardonne-moi. Maman, je ne sais pas ce que j’ai fait pour que tu ne m’aimes pas, mais je sais que je l’ai mérité. Maman, excuse-moi. Maman, tu es la seule chose que j’ai. Maman, notre lien de mère à enfant est la dernière chose qu’il me reste. Maman, tu es la dernière personne sur qui je m’accroche. Maman, j’ai besoin de toi. Maman, j’ai peur. Maman, je ne veux pas que tu me laisse. Maman, aime-moi. Maman… Je t’aime. Rien de tout cela ne pu être prononcé. D’abord parce que la petite fille, larmes aux bords des yeux, ne pu rien ajouter de plus de peur de fondre en larmes. Mais aussi parce que, même si elle en avait été capable, sa mère s’empara de la parole avant elle, la rage brûlant au fond des yeux.
« … Ne m’appelle pas comme ça. Surtout pas comme ça. Je ne t’aime pas. Je ne t’ai jamais aimée. Je ne veux plus te voir. Jamais. Je suis incapable d’aimer quelqu’un comme toi, qui fait tant de mal sous ton air innocent. Je n’ai pas besoin de toi. »
Les mots faisaient parfois plus mal que les plus violents des coups. L’innocente Isuzu se retrouvait accusée d’un mal qu’elle n’avait pas commis et était condamnée à en assumer la faute, trop lourde pour ses frêles épaules. La voix sèche et froide exprimait son jugement ultime et les mots incisifs étaient sa sentence. Comment cette femme qui l’avait rouée de coups pendant deux ans, qui lui avait crié de terribles insultes sous le couvert de l’hystérie pouvait-elle encore lui faire aussi mal ? Prostrée, entre ses larmes, la petite fille aux longs cheveux noirs aperçu son maître qui conduisait sa mère hors de la chambre, lui priant de ne pas dire de choses pareilles devant cette enfant. Ils allaient sûrement parler de son cas. Elle remarqua aussi, dans la même œillade, que Kodai tremblait de rage, les dents serrées. Il s’était sans doute retenu de réprimander à force de cris l’adulte qui faisait tant de mal à sa plus chère amie. Quoi qu’il en fut pour son maître, pour sa mère, pour Kodai… Elle s’en moquait alors totalement. Seule avec son malheur, seule avec ses larmes, son monde achevait de s’écrouler. Elle était littéralement anéantie, n’avait plus aucun désir de vivre : sa mère venait de l’abandonner, n’avait-elle pas raison ? Elle l’abandonnait parce qu’elle ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimée et ne l’aimerait probablement jamais. Cruauté. Désespoir. Elle était seule. On ne peut plus seule au monde.
Sauf que peut-être…
Soudainement, elle senti des bras, rassurants, autour de ses épaules. Une étreinte. Et malgré ses sanglots elle savait parfaitement qui venait de la prendre, doucement, dans ses bras, attirant son visage contre son épaule, son cou. Il avait son âge, il avait le bonheur, il était son bonheur. Kodai. Il était là pour elle. Elle n’était peut-être pas si seule… Désespérée, elle accrocha ses mains à la chemise de son ami, dans le dos de celui-ci, fort, comme si elle avait peur qu’il s’envole. Oui, elle l’avait toujours, lui. Il était là, là pour la soutenir comme pour se réjouir avec elle. L’étreinte était salvatrice, de même que les gentilles caresses qu’il lui déposait dans les cheveux alors qu’elle fourrait sa tête contre le cou de son héros. Jamais elle n’oublierait cette étreinte.