La boisson alcoolisée lui brûla la gorge et lui vrilla le crâne, implacablement. Sila avait eu parfaitement raison en le mettant en garde contre un verre de vodka à pareille heure de la journée, mais en vérité, il s’en foutait bien. Il était habitué aux effets de l’alcool, il était habitué aux maux de crâne, il était habitué à la douce torpeur de l’ivresse. Il s’y jetait à corps et cœur perdus, parce que ce poison liquide, finalement, lui permettait d’oublier. D’oublier toutes ces sombres pensées, d’oublier tous ces satanés regrets, d’oublier tous ces maux mal soignés. C’était néfaste et bénéfique à la fois, mortel et salvateur ; juste une échappatoire. La colère lui rongeait encore le sang. Elle bouillonnait sans cesse dans ses veines, en vérité, mais il y avait des fois, comme aujourd’hui, où il n’arrivait plus à la contenir. Il était en colère, oui. Contre la terre entière. Contre tous ces gens, contre tous ces bouleversements. Contre son père, contre son frère, contre sa mère, contre Sila, contre Vasco, et surtout, surtout, contre lui-même. Lui, c’était le pire. Il se détestait. Non. Il se haïssait. Mais que pouvait-il faire ? Il était hors de question de changer. Hors de question de devenir un tant soit peu normal et délicat. Hors de question de s’acquitter. Hors de question de pardonner.
Oz se mordillait l’ongle du pouce, les sourcils froncés, dans un geste qui faisait écho au trouble de son esprit, lorsque Vasco s’approcha. Il ne le vit pas arriver tout de suite, occupé qu’il était à fusiller la bouteille d’alcool du regard comme si elle était l’incarnation-même de tous ses maux. Mais il ne s’étonna pas de le voir venir, en vérité. Parce qu’il n’y avait que lui de suffisamment suicidaire pour s’approcher d’un gosse de riche violent qui marquait clairement son envie de rester seul, pas vrai ? En fait, malgré sa colère et sa frustration, savoir que Vasco revenait vers lui apaisa la forme d’angoisse qui était apparue dans le maelström inexplicable de ses émotions. Il revenait toujours vers lui. Ou tout du moins, Oz espérait fortement qu’il revienne toujours. Car il ne pouvait s’empêcher de se poser cette question, invariablement, à chaque fois qu’il dépassait les bornes : et si jamais Vasco finissait par en avoir marre de lui, que deviendrait-il ? C’était le doute constant qui planait dans les méandres de son esprit, l’angoisse perpétuelle qui lui oppressait la poitrine. Parce qu’il finirait forcément par en avoir marre. Oz savait qu’il finirait par dépasser véritablement les limites. Il le faisait toujours. Il savait que le pardon ne pouvait pas être infini, pas même celui, gargantuesque, de Vasco Fair. Il y aurait forcément un jour où le verre se briserait. Un jour où tout se casserait. Un jour où l’abandon reviendrait, sournois et implacable. Parce que c’était obligé, pas vrai ? C’était obligé.
En relevant les yeux et en le remarquant enfin, Oz voulu le fusiller du regard, comme pour le mettre en garde de s’approcher encore un peu ou de dire un seul mot. Mais il n’en eut pas l’occasion, parce que Vasco se penchait déjà vers lui pour déposer délicatement ses lèvres contre son front, dans un baiser léger, tendre et affectueux qui, s’il était venu de n’importe qui d’autre, aurait été considéré comme un véritable affront envers Sa Majesté. Or, c’était Vasco, et bien qu’il soit toujours aussi surpris à chaque fois, Oswald commençait à avoir l’habitude. Et encore une fois, il fut partagé entre l’agacement et le soulagement. Il ne comprenait pas comment ce mec pouvait lui pardonner sans cesse de la sorte ; il était perturbé par une telle tolérance, il restait perplexe devant un tel attachement. Mais indubitablement, ce geste lui fit le plus grand bien. La colère grondante qui bouillonnait encore dans ses veines se calma sensiblement. Les sourcils froncés, il tourna légèrement la tête pour détourner le regard et ne pas avoir à regarder Vasco dans les yeux, ou plutôt dans l’œil. Il n’avait jamais été habitué à ce genre de démonstration d’affection. Il n’avait jamais connu d’amour maternel. Son père ne l’avait jamais touché, d’aussi loin qu’il s’en souvienne ; jamais. Et même de son frère, il ne se souvenait pas d’avoir reçu plus que des tapotements de tête, ou des mains passées avec douceur dans les cheveux. Alors non, il n’était pas habitué. Il n’était pas doué avec ces choses-là. Et présentement, il était agacé, parce qu’il ne voulait pas être obligé d’expliquer à Sila pourquoi il ne répliquait pas, pourquoi il ne réagissait pas comme il aurait du le faire, et surtout pourquoi il ne rejetait pas cet être. Il ne voulait pas avoir à expliquer comment il avait bien pu s’attacher à ce point à quelqu’un d’aussi atypique et contraire à lui que Vasco. Parce qu’il ne le savait pas lui-même. Mais même s’il était agacé, l’apaisement primait ; comme un enfant à qui l’on aurait pardonné une faute, il sentait la tension de son corps se détendre perceptiblement.
Il n’entra donc pas dans une colère noire. Il ne protesta même pas, se contenta de marmonner quelques borborygmes entre ses dents, et leva la bouteille pour boire une nouvelle gorgée brûlante de vodka, comme si cela pouvait lui apporter plus d’assurance. Il garda les sourcils froncés et la tête résolument tournée du côté, mal-à-l’aise mais refusant catégoriquement de le montrer, puis pivota sur sa chaise au moment où Sila arrivait près d’eux. Elle non plus, il ne l’avait pas vue arriver, et ses sourcils se froncèrent furtivement alors qu’il levait les yeux sur la jeune fille. Il redoutait un interrogatoire. Il redoutait de la voir le regarder comme s’il était devenu quelqu’un d’autre. Parce qu’il n’avait pas changé, pas vrai ? Il n’avait pas changé. Il ne voulait pas qu’elle le croit plus humain parce qu’il s’était attaché à quelqu’un. Il ne voulait pas qu’elle se fasse de fausses idées, et qu’elle se mette à penser qu’il n’était peut-être pas que ce monstre d’insensibilité et d’égoïsme qu’il s’efforçait d’être. Il ne voulait pas avoir à s’expliquer. Il ne voulait pas que l’on vienne tout bouleverser. Il ne voulait pas qu’elle espère. Il ne voulait pas la blesser. Il ne voulait pas la voir s’attacher. Il ne voulait pas changer. Il ne voulait pas que l’on s’accroche à lui, il ne voulait pas que l’on complique les choses, il ne voulait pas qu’on l’aime, il ne voulait pas…
- Je te présente mes excuses.
La surprise interrompit brutalement le flot de pensées. Oz haussa un sourcil, oubliant sur le coup de détourner le regard avec un masque hautain pour bien montrer qu’il n’avait pas envie de leur parler, ni à elle ni à Vasco. Elle lui présentait ses excuses ? Le ton tranquille ne le trompait pas ; les hypocrisies du monde mondain, il les connaissait, et très bien même. Cependant, l’assurance polie et désintéressée du ton de Sila semblait marquer davantage l’habitude d’un élève appliqué récitant sa leçon que de l’hypocrisie pure. Et puis, elle ne l’était pas, hypocrite, elle. Non, pas elle. Oz fronça de nouveau les sourcils, doucement, au fur-et-à-mesure que les mots s’élevaient. Toutes ces paroles, c’était plus que ce qu’il aurait pu espérer. Sila admettait que son caprice était une erreur, elle s’excusait de l’avoir dérangé et mieux, annonçait qu’elle allait repartir dès ce soir. Oui, c’était vraiment plus que ce qu’il aurait pu espérer entendre, c’était parfait. Mais alors, dans ce cas, pourquoi diable n’était-il pas satisfait ? Pourquoi ses sourcils restaient froncés, pourquoi se sentait-il si agacé ; pire, désemparé ? Pourquoi n’était-il même pas fichu de se satisfaire d’une chose qu’il attendait ? Son inconstance et sa contradiction naturelle le dégoûtaient. Elle eut tôt fait de tourner les talons, et il ne pu dire un mot. De toutes façons, que pouvait-il bien dire ? Il devait se taire. Il devait se taire, et la laisser faire. Ce serait mieux pour lui. Le passé resterait passé et son présent resterait contrôlé, un tant soit peu. Il devait faire les mauvais choix. Il devait être égoïste. Il devait être blessant. Il devait être un salopard. Il devait la laisser partir. Parce que c’était ce qu’il voulait. N’est-ce pas ?
Putain.
D’un geste brusque et rapide, il balança la bouteille de vodka qui alla s’écraser violemment contre un mur, dans une explosion de fragments de verre. Il ignora superbement les protestations scandalisées de quelques clients, et se concentra plutôt sur l’atroce bruit de verre brisé qui vrilla délicieusement ses tympans bourdonnant. Il savait qu’il avait déjà pris sa décision. Il le savait, et cela le dégoutait. Atrocement. Il allait à l’encontre de tout ce qu’il était, de tout ce qu’il s’acharnait à être. Il allait briser lui-même cette monstrueuse forteresse d’insensibilité et d’égoïsme, et même si ce ne serait que pour un instant, cela le tuait. Il allait se trahir lui-même. Il ne voulait pas et il allait tout de même le faire. Son esprit de contradiction finirait par le tuer, par lui déchirer l’âme, il le savait. Il était las. Las de tous ces bouleversements, de tous ces coups de théâtre. De tous ces doutes, de toutes ces inconstances, de toutes ces contradictions. Il était juste las d’être comme çà. D’être lui. Il bascula la tête en arrière, un instant, pour que son crâne percute le mur dans un bruit sourd. Il grimaça fugacement de douleur, plissa les yeux face au plafond, serra les dents. Allez, vas-y, mec. Cours à ta propre perte. Fais ce qu’on attend de toi, pour une fois, et souffre ensuite. Pour une fois, fais ce que tu t’interdis de faire. Juste une fois. Une fois. Oz ferma les yeux, quelques secondes tout au plus, avec force, puis les rouvrit. Il redressa la tête, et d’un geste leste, se leva de sa chaise. Il ne se soucia de personne, et tourna la tête vers Vasco, les sourcils légèrement froncés, la sombre détermination se disputant aux doutes douloureux. Il avait pris sa décision, mais il flippait. Il flippait comme un malade à l’idée de tout changer. Il avait peur du changement. Et comme il avait peur, il se tournait sans réfléchir vers la personne en qui il avait, malgré tout ce qu’il pouvait dire, entière confiance.
- Vasco…
Dis-moi que tout n’est pas en train de partir en vrille. Dis-moi que rien ne changera. Promets-le, jure-le. J’en ai besoin. Terriblement. Rassure-moi, apporte-moi un tant soit peu d’assurance. Que j’ai quelque chose à laquelle m’accrocher, juste encore un peu, avant de me noyer. S’il-te-plaît.
- Viens.
L’appel à l’aide mourut sur le prénom proféré d’une voix hésitante, dans un souffle, et ne dura qu’une seconde avant qu’Oz ne reprenne ses esprits et son assurance, dans un impératif concis. Oui, il voulait qu’il vienne. Vasco devait venir. C’était un ordre, il n’avait pas le droit de refuser. Le gosse de riche leva le bras pour faire un signe de la main évasif et foncièrement dédaigneux au blond, lui sommant ainsi l’ordre de le suivre. Et il tourna les talons, dans un même mouvement, pour traverser la grande salle de sa démarche naturellement nonchalante et assurée. Alors qu’assuré, il était loin de l’être, en vérité. Il aurait préféré faire demi-tour, courir, traverser la porte d’entrée et partir très loin. Il ne savait même pas pourquoi il ne le faisait pas, au juste. Il ne savait pas pourquoi il gravissait ces escaliers, l’air las, résigné et blasé à la fois. Il ne savait pas pourquoi il prenait cette décision ridicule, qui le dénaturait complètement. Il s’arrêta avant d’avoir atteint la porte de sa chambre, et poussa alors un soupir. Il hésita encore une poignée de secondes, fit quelques pas, puis la main sur la poignée, se tourna vers Vasco. Il vrilla ses yeux d’émeraude dans l’iris azuré de ce dernier, et les sourcils légèrement froncés, attendit quelques secondes avant d’ouvrir la bouche, pour prendre la parole d’une voix calme et déterminée.
- Attends-moi là.
Il le regarda fixement encore quelques secondes, comme pour bien faire passer le message ; Vasco ne devait pas bouger, il devait l’attendre. Il voulait qu’il soit là et c’était comme çà, ce n’était pas négociable. Les sourcils froncés, une lueur de défi dans le regard, Oz resta donc immobile un court instant, puis quitta Vasco des yeux pour pousser la porte, après une légère hésitation. Il ne savait même pas ce qu’il faisait. Enfin si, mais c’était compliqué. Bordel, qu’il pouvait détester quand tout était compliqué comme çà, qu’il pouvait se détester pour toujours compliquer les choses, constamment. Vraiment. Il entra, vit tout de suite à la forme dans le lit que Sila s’y était couchée, fronça de nouveau très légèrement les sourcils. Il poussa la porte, du plat de la main, doucement, mais ne prit pas la peine de la refermer complètement à l’aide de la poignée ; il demandait à Vasco d’attendre dehors, mais finalement, ne l’excluait pas complètement vu qu’il pourrait entendre. Et pourquoi il faisait çà ? Encore une fois, il n’en savait fichtrement rien. Le capharnaüm de la chambre lui donna un peu plus d’assurance, parce qu’il lui était familier, parce qu’il faisait de cette chambre d’auberge impersonnelle la sienne. Il s’avança jusqu’au lit, jeta un coup d’œil à Sila qui s’était recouverte entièrement de la couverture, tournée vers le mur. Comme lui-même le faisait toujours, lorsqu’il se couchait. Oz resta debout un instant, les bras ballants, puis détourna le regard pour jeter un coup d’œil à la fenêtre sans la voir, avant de le baisser vers le sol. Il se retourna, et se laissa choir au pied du lit, en position assise, pour faire en sorte que le haut de son dos soit calé contre le mur. Sila était ainsi allongée à sa gauche, mais recroquevillée comme elle était, il ne l’écrasait pas. Il ne prit pas la parole tout de suite, laissa le silence s’installer ; il renversa légèrement la tête en arrière, pour coller l’arrière de son crâne également contre le mur. Et là, il balada ses yeux hésitants sur le plafond, comme pour y trouver une quelconque aide, un quelconque indice sur la marche à suivre. Il cligna plusieurs fois des yeux, laissa le dos de sa main reposer sur la surface duveteuse de la couverture. Il aurait pu rester comme çà et se taire. Mais il sentait qu’il devait prendre la parole, cette fois. Et s’expliquer.
- Sila.
Une entrée en matière des plus concises, pour vérifier que le timbre de la voix était plat et sans accrocs, sans tremblements et sans hésitations. Oz laissa le prénom imprégner l’air, avant de soupirer une nouvelle fois légèrement et de baisser le menton, pour tourner la tête et poser les yeux sur la forme enfouie sous les couettes. Sa voix n’était qu’un souffle, mais un souffle parfaitement audible. Il ne parlait pas forcément très bas, il parlait même d’une voix parfaitement intelligible, mais les mots sortaient de sa bouche pour une fois sans être crachés ou vociférés, et cela faisait mine de rien une nette différence.
- Tu as dit tout à l’heure que j’avais un joker, que j’avais le droit de te demander n’importe quoi. Je veux l’utiliser maintenant. Je veux que tu m’écoutes, que tu ne bouges pas, que tu ne fasses absolument aucun commentaire, que tu ne dises absolument rien, et que tu me laisses quitter cette chambre ensuite.
Il fut rassuré de sentir l’aplomb lui revenir. Il n’avait flanché sur aucun mot, il n’avait pas élevé la voix, il était resté sur ce débit ferme et tranquille. Il ne voulait pas que l’on puisse penser qu’il n’était que doutes et hésitation. Oz quitta Sila des yeux pour les poser sur le mur qui lui faisait face, sans vraiment le voir non plus. Il releva une jambe, pour poser le pied au bord du lit et plier son genoux contre sa poitrine. Il posa nonchalamment une main sur le dit genoux, et le regard dans le vague, garda le silence pendant qu’il cherchait ses mots. Il ne savait pas par où commencer. Il ne savait même pas où cela allait le mener. Mais reculer était impossible. Alors finalement, après un instant de silence, Oz ouvrit de nouveau la bouche, sur le même ton, le regard perdu quelque part entre le sol et le lit.
- Deux ans. Il s’est passé deux ans. Et… il se passe pas mal de trucs pendant une période pareille. Je n’ai pas changé, que ce soit bien clair. Je n’ai jamais été, je ne suis pas et je ne serais jamais le mec qui t’accueillera à bras ouverts, la bouche en cœur et délicat à souhait, quand tu débarqueras. Je ne suis pas quelqu’un de bien. Ni d’altruiste, ni de gentil. Je ne console pas. Je ne réconforte pas. Je blesse. Toujours. Je suis un poison. Juste un poison.
Les trois derniers mots s’évanouirent dans un souffle plus bas, alors qu’Oz, pensif, se disait que c’était exactement çà. Un poison. Etrangement, cette idée le fit sourire ; au coin des lèvres, légèrement et sombrement. Il empoisonnait la vie des gens. C’était exactement çà. Mais c’était toujours mieux que n’être rien, rien du tout. Il préférait être détesté qu’ignoré, oui. Oz bascula une nouvelle fois la tête en arrière, pour regarder le plafond. Il n’était pas quelqu’un de bien, non. Et cela, il voulait que Sila le comprenne - il voulait que tout le monde le comprenne. Pourquoi ? Il ne le savait pas lui-même. Ce qu’il savait, par contre, c’était qu’il devrait obligatoirement expliquer une certaine chose, au moins un tant soit peu. Pour éclaircir la jeune fille quelque peu, au sujet d’un certain blond. Et mettre des mots, maladroitement et difficilement, sur ce qu’il ressentait en vérité, finalement. La vérité… Que cela lui coûtait. Une inspiration plus tard, et il poursuivait, cette fois avec une hésitation manifeste.
- Vasco… Vasco est l’élément le plus notable et important de ma nouvelle vie. Il n’est pas une personne sur laquelle j’aurais jeté par défaut mon dévolu en arrivant à Sannom, pour ne pas rester seul ou pour remplacer mon connard de frangin, que ce soit bien clair. J’aurais préféré rester seul. Je préférerais être seul. Ce serait plus simple. Mais il y a des gens, comme lui ou toi, qui font sacrément chier.
Des gens comme eux qui s’accrochaient. Des masochistes acharnés qui s’entichaient des poisons. Des gens comme Sila et Vasco qui s’imposaient dans sa vie et dans son âme pour ne plus en ressortir. Oh oui, qu’il pouvait les détester pour s’y être attaché. Oz baissa le menton, les sourcils doucement froncés. Il n’aimait pas s’aventurer sur ce terrain-là. Il n’aimait pas s’abandonner à la sincérité. Le mensonge, c’était terriblement plus simple et rassurant. Pourtant… Pourtant, là, il fallait que çà sorte. Il fallait qu’il le dise. Il plia sa deuxième jambe contre sa poitrine, et les coudes appuyés sur les genoux, il se pencha en avant et courba le dos pour que le haut de son front vienne frôler la texture rugueuse du jeans, au niveau des dits genoux. Ses mains, elles, passèrent dans ses cheveux d’ébène, comme s’il cherchait par là à se rassurer lui-même ou à se dérober à une vue quelconque. Il n’aimait pas être sincère. Il avait l’impression d’exposer toutes ses faiblesses. Néanmoins, les mots franchirent tout de même ses lèvres, un peu étouffés mais audibles, comme un aveu douloureux.
- Je lui pourris l’existence. Mais il reste. Et… Finalement, je crois que j’ai irrémédiablement besoin de lui.
En avoir irrémédiablement besoin, pour ne pas dire y être irrémédiablement attaché. Il se détestait pour dire la vérité. Il se détestait pour ressentir çà. Lui, Oswald Roland s’était attaché à quelqu’un au point d’en avoir littéralement besoin. Parce que oui, c’était incontestable, il avait besoin de Vasco. Même si cette pensée était amère dans son esprit, il le savait. Sauf qu’il ne pouvait s’empêcher de nuancer un peu, malgré tout, parce qu’il restait Oz. Ainsi, il ne faisait que le « croire ». Alors qu’en vérité, cela voulait juste dire que c’était indubitable. Il glissa les mains dans sa nuque, s’y accrocha un instant avec fureur. Puis se redressa, soudainement, les sourcils froncés, pour que son dos touche de nouveau le mur. Son ton se fit soudain plus dur, plus assuré, plus affirmé.
- Je n’ai pas changé. Ne venez pas me trouver une quelconque esquisse d’humanité sous prétexte que je dis pour une fois quelque chose d’honnête. Je ne viens pas ramper pour te retenir, Sila, parce que je suis incapable de retenir qui que ce soit même si une vie en dépendait, et tu le sais très bien. Je viens juste expliquer un truc.
Inutile de lui trouver une quelconque humanité, inutile de s’attendrir, oui. Il n’avait pas changé. Il refusait de changer. Et non, il ne venait pas retenir Sila ; il en était tout bonnement incapable. Il n’avait pas su retenir son propre frère, il n’avait su que lui cracher un « Crève. » à la figure. Alors non, franchement… Il n’en était pas capable. Sa faiblesse et ses limites l’horripilaient ; sa fierté était aliénante et nocive, mais pourtant, il la chérissait. Il avait un problème, quoi, et il ne pouvait rien faire contre çà. Cependant, cette fois… Cette fois, il allait s’expliquer. Il devait s’expliquer, il avait décidé de s’expliquer. Un tant soit peu. Une nouvelle fois, Oz ferma les yeux, avant de les rouvrir à peine cinq secondes plus tard. De nouveau, le regard braqué tout droit sur le mur d’en face. Un dernier silence avant le grand saut, puis se jeter à l’eau le plus maladroitement du monde, l’hésitation épousant la détermination.
- Ce n’est pas toi que j’ai voulu fuir il y a deux ans. Pas entièrement. C’est toute ma vie à qui j’ai volontairement tourné le dos, parce que j’ai mes raisons. Et aujourd’hui, ce que je ne tolère pas, ce n’est pas que ce soit toi qui revienne, mais que ce soit mon passé qui refasse surface. Je veux l’oublier. Ou tout du moins, je veux oublier certaines choses. Et toi… Toi, tu ne fais pas forcément partie de ces choses-là. Quand on était gamins, je… Enfin, bref. Tu vas morfler, Sila. Sincèrement. Le poison va t’en faire baver. Mais si tu le veux vraiment…
Il marqua un temps, suspendit sa phrase. Il fixa le mur encore quelques secondes puis tourna la tête, avant de se pencher vers Sila pour poser sa main à plat sur le lit, juste à côté d’elle. De sa main libre, il tira doucement sur la couverture, pour dégager la tête de la jeune fille. Il ne voyait pas son visage, mais peu importait ; s’il lui avait demandé de ne pas bouger, c’était justement parce qu’il n’aurait pas supporté de croiser son regard alors qu’il disait toutes ces choses. Elle était jolie. Elle l’avait toujours été, mais maintenant qu’ils étaient plus âgés, il était plus aisé de le constater. Ses longs cheveux sombres sentaient bon le shampoing fruité, et il eut la soudaine envie de les effleurer de la main. Il se retint cependant, et se contenta de se pencher vers elle, pour suspendre son visage à une vingtaine de centimètres de l’oreille de cette dernière. Et une fois, là, il finit sa phrase dans un souffle, en trois mots.
- Tu peux rester.
Il capitulait. Non, il acceptait. Il acceptait l’inacceptable. Encore une fois, il se contredisait complètement. Il voulait qu’elle parte. Mais il voulait qu’elle reste. Il avait envie de tout détruire, comme il le faisait toujours, mais il ne voulait pas le faire. Il était incapable d’être entièrement satisfait d’un choix, maladivement. Oz se redressa lentement, l’estomac noué d’avoir capitulé et de s’être livré de la sorte, puis se releva sur ses jambes. Il ne savait pas s’il s’était fait clairement comprendre. Les explications, ce n’était pas sa tasse de thé. Il préférait tant garder tout pour lui… Il se sentait très mal-à l’aise, maintenant. Agacé, aussi, contre lui-même. Soucieux. Il n’osait pas lui demander si elle voulait bien rester, finalement, ou si elle comptait tout de même partir. Qu’aurait-il préféré ? Il ne savait toujours pas. Il ne voulait pas savoir. Maintenant, tout ce qu’il voulait, c’était fuir. Fuir cet instant de faiblesse nécessaire.
- Maintenant, dors. Je vais prendre une douche dans la salle de bains de l’autre abruti.
S’il se sentait si mal à l’intérieur, il fut satisfait de constater que les apparences, elles, donnaient suffisamment le change. Oswald ne s’attarda pas, et s’empressa de tourner le dos ; ainsi, si Sila se redressait pour le regarder, il ne le verrait pas. Il ne voulait pas lui faire face tout de suite. Il voulait… Il voulait juste aller prendre une douche, une très longue douche brûlante, et ce même si ce serait sa deuxième de la journée. Oz sortit dans le couloir, et ferma un peu trop brusquement la porte sans faire attention. Il marqua une hésitation soudaine, puis avisa Vasco adossé contre le mur ; il leva les yeux, et impulsivement, sans réfléchir, franchit la distance qui les séparait. Il leva une main pour la coller à plat contre le mur, juste à côté du blond, à hauteur de son ventre, légèrement, et posa son front contre le torse de ce dernier dans un même temps, les yeux fermés. Ce n’était pas vraiment un câlin, ni même une étreinte, mais la main libre de l’adolescent s’accrocha au bas de la chemise de Vasco, et il resta là sans rien dire, un instant. La chaleur familière lui apporta l’apaisement qu’il était venu inconsciemment chercher, tout comme les bras qu’il sentit glisser dans son dos. Oz rouvrit les yeux, retint un soupir. Il lâcha la chemise de Vasco, pour fouiller sans aucune gêne dans une poche du jeans de ce dernier, et en extirper un paquet de cigarettes pas mal entamé. D’une impulsion contre le mur, du plat de la main, il se décolla du rockeur ambulant, sans être trop brusque cependant. Il se décida enfin à lever les yeux sur le visage de Vasco, et tâcha de prendre un air le plus naturel possible, c’est-à-dire blasé, agacé, arrogant et méprisant à la fois, alors qu’il brandissait le paquet de cigarettes sous le nez de ce dernier, tenu entre son index et son majeur.
- Je vais squatter ta douche. Et s’il n’y a plus d’eau chaude, ce ne sera pas ma faute. Pigé ?
Oh, bien sûr que ce serait de sa faute. Combien de fois avait-il pu faire le coup à Vasco, en venant se doucher dans sa salle de bains sur une envie subite ? Oz utilisait des litres et des litres d’eau chaude pour ses douches rituelles, c’était bien connu, à force. Là, il essayait juste de faire comme si de rien n’était, à sa manière. Essayait, juste. Parce que s’il partait vers la chambre du blond avec un paquet de cigarettes en main, ce n’était pas pour rien. Comme à chaque fois qu’il en ressentait le besoin, il allait trouver refuge dans l’havre que représentait pour lui une salle de bain, et là, il fumerait pour décompresser avant de s’abandonner à l’eau brûlante. Epurer le corps à défaut de pouvoir laver une âme souillée. C’était un peu le principe. La porte de la chambre de Vasco était encore une fois laissée ouverte, imprudemment. Néanmoins, Oz ne prit cette fois pas le temps d’engueuler l’inconscient à ce propos, et se dirigea tout droit vers la salle de bain pour y entrer et claquer promptement la porte derrière lui, avant de la fermer à clé. Là, il était seul. Là, il serait bien. Non ? Si, forcément. Il s’empressa de fouiller dans les poches de son propre jeans pour en sortir un briquet presque vide, faillit arracher le paquet de clopes en l’ouvrant d’un geste trop brusque, sortit une cigarette, la glissa entre ses lèvres sans attendre et tendit le briquet pour l’allumer avec empressement. Il inspira les premières bouffées trop rapidement, ce qui le fit tousser, mais il ne s’en soucia pas et continua de tirer sur la cigarette avec cet empressement malsain et perturbé qui faisait écho au trouble intense qu’il ressentait. Il attendit quelques secondes avant de s’approcher de la baignoire pour activer le jet d’eau chaude, puis recula pour continuer de fumer, adossé contre le lavabo, alors que le bruit de l’eau résonnait agréablement à ses oreilles. Les sourcils froncés et absorbé dans ses pensées, il fixa le mur d’un regard incandescent où se mêlaient rageusement exaspération, doutes, soulagement, fureur et angoisse, avec la rapidité et la force d’un éclair. Maelström des émotions, encore et toujours. Sans prévenir, il se décolla du lavabo pour balancer violemment un coup de pied contre la baignoire. La douleur explosa dans son pied en même temps que le choc sourd qui résonnait contre les murs, la cigarette glissa de ses lèvres et il se mordit les lèvres avec brutalité pour s’empêcher d’hurler. Il se cogna dans le lavabo en reculant, poussa un juron, se maudit une bonne centaine de fois puis finit tout doucement par se calmer. Exaspéré, il écrasa la cigarette du pied sur le sol, puis entreprit de se déshabiller rapidement pour pouvoir enfin se glisser sous la douche, la douleur pulsant de son pied occupant ses pensées ; et comme toujours, l’eau chaude qui lui mordait la peau lui fit le plus grand bien, indéniablement.