Expatriée de Russie, la famille Akalenkov alors composée de trois membres s’en alla s’installer aux Etats Unis d’Amérique, sur la côte ouest, dans la ville de San-Francisco. Le départ fut notamment provoqué par la mort d’Irina Akalenkov, femme et mère aimante et aimée, qui décéda d’un tragique accident de voiture (neige, route glissante, camion qui arrivait en sens inverse, dérapage, choc mortel) aux alentours de Moscou, laissant derrière elle un mari et deux fils, Adam et Loghan, alors âgés tous deux de 6 ans. Après 3 mois de deuil, Vladimir Akalenkov, le père, estima qu’il était temps de changer d’air, et il emmena ses fils avec lui pour les Etats-Unis. Y vivre le rêve américain ? Non, pas vraiment. Le rêve américain, c’était pour les familles
normales, après tout.
Ils s’installèrent dans un quartier sombre de San-Francisco, dans un minuscule appartement au sommet d’un immeuble miteux. C’est qu’ils n’avaient pas vraiment les moyens de se payer quelque chose de plus luxueux, voyez-vous. Ou tout du moins, Loghan se souvient des choses ainsi. Après tout, allez savoir. Peut-être que le paternel avait des sous mais qu’il ne voulait pas les dépenser de cette façon. Car il était certain que Vladimir Akalenkov était particulier. Un homme assez étrange, en vérité. Ou vivant en décalage avec la société. Loghan ne su jamais ce qu’il faisait réellement, quel travail il effectuait. Son père avait-il seulement obtenu en emploi, dans ce pays ? Il n’en su jamais rien. Tout ce dont il se souvient, c’est que ce père était très souvent absent. Il ne revenait qu’aléatoirement dans l’appartement, pour y rester ou pour repartir aussitôt. Lorsqu’il revenait, il apportait des provisions, de quoi boire, manger, s’habiller. Pour ses fils, qui restaient là et qui n’allaient à l’école que parce qu’ils l’avaient eux-mêmes décidé, qui s‘occupaient comme ils le pouvaient et qui trouvaient ce mode de vie tout à fait normal. Il réglait les factures, se posait sur le canapé ou allait se coucher, puis soit il repartait, soit il prenait le temps de toucher quelques mots à ses fils. Parce que même s’il avait une manière de faire très discutable, il ne fut jamais à proprement dit un mauvais père pour les deux jumeaux. Il leur apprit l’anglais, la langue du pays qu’il avait lui-même appris en faisant des études, plus jeune. Il ne les frappa jamais. Il n’éleva jamais la voix sur eux. Mais parfois, il ne les regardait même pas. Il vivait complètement en décalé, s’absentait, revenait avec de l’argent, repartait. Là sans être là. Tout un art. Au final, allez savoir ce qui était le pire, entre un père qui buvait trop et qui vous frappait, ou un père complètement décalé qui, s’il ne vous ignorait pas, vous emmenait passer un week-end dans la campagne pour vous apprendre à tirer sur tous les animaux qui passaient, qu’ils soient domestiques ou sauvages, avec des calibre 45 sortis d’on ne savait trop où. Oui, allez savoir.
L’étrangeté quotidienne devient normalité.
*
Ecole primaire d’un quartier périphérique de San-Francisco, USA.- Loghan, tu sais pourquoi je t’ai fait venir ici ?- Non, madame Jenkins.- Tu te rappelles du cours de ce matin ? Celui de dessin ? - Oui. - Qu’est-ce que vous deviez dessiner, dis-moi, Loghan ?- Des animaux. - Oui, exactement. Et toi, qu’as-tu dessiné ?- Un chat. - Bien. Mais tu peux me dire pourquoi tu as dessiné ce chat de cette façon ? Tu sais de quoi je parle, n’est-ce pas Loghan ? Avec tout ce rouge ? Et ce pistolet ? Tu te souviens de ce que tu as dessiné ?- Oui. - Tous les autres ont dessiné des chiens qui gambadent dans un jardin, des chats qui se prélassent devant une cheminée, des poissons dans un aquarium. Le thème était de dessiner un animal, Loghan, un animal vivant.- … Parce que c’est censé vivre, ces choses-là ? L’enfant croit ce qu’on lui apprend.
*
Allez comprendre que ce que vous pensiez n’était pas tout à fait la bonne manière de penser, que votre façon de vivre était anormale, que votre père ne devrait pas s’absenter autant et ne devrait pas vous apprendre à manier des armes à feu, qu‘il aurait du être plus présent pour vous border le soir et vous emmener au cinéma, par exemple. Allez comprendre çà, quand vous étiez dans le bain depuis votre plus jeune âge. Allez comprendre. Pourtant, petit à petit, au fur et à mesure des mois, des années, Loghan apprit à ouvrir les yeux. Car ouvert d’esprit, il l’était de nature. Malin, aussi. Son père n’était jamais venu se présenter à quelque convocation que ce soit, à l’école. Alors ses fils apprirent à mentir, à faire l’anguille. Il fallait bien faire avec ou sans, de toutes façons. Et puis, même si le père n’était pas là, les jumeaux étaient ensemble, eux. Et à force de parler avec Adam, Loghan en arriva à la même conclusion que lui : d’accord, ils avaient un père qui ne comblait de toutes évidences pas de la meilleure façon son rôle de père. Mais au moins, ils étaient là, tous les deux. Ils allaient à l’école, ils s’intégraient au système. Ils avaient de quoi vivre, et même s’ils n’avaient pas de parents à la maison, ils étaient ensemble. Et c’était tout ce qui comptait, au final, non ? Pour Loghan, en tous cas, c’était bien suffisant. Il apprit bien vite qu’il y avait des comportements à adopter envers certaines personnes extérieures à leur situation, des personnes qui ne pourraient pas comprendre et qui risqueraient d’appeler des gens qui finiraient par les placer, son frère et lui, dans des familles jugées plus « normales ». Il apprit à mentir, à faire des sourires, à s’inventer tout une histoire familiale potable pour donner le change à « l’extérieur ». Il apprit à devenir de plus en plus autonome, avec son frère, et à ignorer de plus en plus les absences plus fréquentes d’un père qu’il ne connaissait pas vraiment et qui disparaissait on ne savait où. Il apprit à être normal. Ou du moins le plus normal possible.
Et il aurait pu vivre une adolescence normale, malgré tout. Mais c’était sans compter sur le fait qu’il était très attaché à son frère, qu’il lui vouait une confiance aveugle, et qu’il se laissa entraîner par la spirale de sa folie. Car oui, certainement, Adam Vladimir Akalenkov devait être fou, quand on y repensait. A moins qu’il n’ait juste jamais eu de conscience morale ? Là encore, allez savoir. Les mystères du monde, les mystères de l’être humain. Une histoire sans fin.
*
- Happy birthday, frangin !Loghan releva la tête juste à temps pour réceptionner d’un geste adroit de la main ce que son frère jumeau venait de lui lancer. Il baissa les yeux. Un flingue noir, un colt calibre 45. Il releva la tête, pour fixer l’autre adolescent qui souriait d’un air satisfait en examinant l’arme à feu que lui-même tenait, semblable trait pour trait à celle que Loghan avait maintenant en main.
- Pourquoi ? - Bah nous avons 14 ans aujourd’hui, non ? Je nous ai fait un petit cadeau. Jolis, hein ?- Tu as trouvé çà où ?- Dans la table de chevet de papa. Il y a les munitions qui vont avec. Ils ont l’air de n’avoir jamais servis. Alors je me suis dit que çà nous ferait un chouette cadeau, tu trouves pas ? - Adam… Tu sais qu’on doit éviter de se trimballer avec çà.- Ouais je sais, je ne suis pas idiot. On évitera de les sortir en plein cours, c’tout. Adam partit dans un petit rire, puis glissa son flingue dans sa ceinture, avant de s’approcher de son frère qui lui ressemblait tellement d‘un point de vue extérieur, le sourire toujours aux lèvres et une leur dans les yeux.
- Mais attends, c’est pas fini. J’ai encore une surprise pour notre anniversaire.- Ah oui ? - Ouais. Range ton flingue, petit frère. Cà ne devrait pas tarder. Adam observa le cadran fissuré de la montre digitale qu’il portait au poignet, puis il reprit la parole :
- … Quatre secondes, et c’est parti. Loghan, qui ne voyait pas où son frère voulait en venir, glissa l’arme à feu dans sa propre ceinture et sursauta lorsque la porte de la chambre du fond s’ouvrit à la volée. Mais il se détendit en constatant que ce n’était que leur père, cet automate, qui se levait pour… Allez, prendre une douche ou s’en aller ? Ah bah s’en aller. Voilà qu’il avait déjà claqué la porte et disparu hors de l’appartement. Ce n’était même pas étonnant, Loghan se désintéressait déjà de la scène pour reporter son regard interrogateur sur Adam. Mais il haussa un sourcil surpris lorsqu’il vit ce dernier se diriger vers la porte d’entrée, à grands pas, sur les traces de leur père.
- Mais qu’est-ce que tu fais ? s’étonna-t-il en s’empressant de le suivre.
- Suis-moi, Lo. Et Loghan suivit, sans comprendre. Cela faisait une éternité qu’ils n’avaient plus adressé un mot à leur père, alors pourquoi diable Adam courait pour le rattraper, alors qu’il arrivait au niveau des escaliers ? Que préparait-il ? Lui parler ? Mais à quoi çà rimait ? Voilà qui allait à l’encontre des normes établies par l’habitude du quotidien. Loghan se figea à quelques mètres, au milieu du couloir, tandis que son frère retenait leur père par le bras, alors que celui-ci posait le pied sur la première marche du grand escalier (l’ascenseur était constamment en panne dans cet immeuble déglingué). Vladimir Akalenkov se retourna, lentement, pour lever un regard morne et inexpressif sur son fils. Loghan ne bougea pas d’un pouce, le regard rivé sur la scène, alors que son frère, lui, esquissait un sourire narquois en réponse au regard de l’homme.
- Joyeux anniversaire, Lo. Et d’un geste brusque, violemment, il poussa Akalenkov père dans les escaliers. Celui-ci chuta sans pouvoir se retenir à la rampe. Il dégringola sur le dos, sans pousser un seul cri, sa tête percutant plusieurs marches d’affilée, jusqu’à ce qu’au final, un horrible craquement et un choc sourd provenant de la cage d’escaliers, que Loghan ne pouvait pas voir de sa place, s’élèvent, suffisamment explicites. Avant que le silence ne retombe, comme il était venu. Adam disparu dans les escaliers, et Loghan ne bougea toujours pas. Stupéfié sur place. Figé comme une statue. Il se contenta de suivre son frère des yeux, alors que celui-ci revenait vers lui avec ce même petit sourire satisfait qui avait prit possession de ses lèvres avant le meurtre.
- C’est bon, il est mort, annonça-t-il d’une voix tranquille, légère, aérienne.
Il fallut un certain temps à Loghan pour arriver à articuler un son.
- Mais… Qu’est-ce que tu as fait, bon sang, Adam ? - Je nous ai débarrassés de papa, pourquoi ? - Mais tu te… Tu te rends compte ? Adam, tu as tué papa. Adam se mit à froncer les sourcils en voyant l’expression de son frère.
- Ouais et alors ? Qu’est-ce que tu as, Loghan ? - Adam…- Tout est une question de point de vue. Dis-toi que je n’ai rien fait de mal.- Mais…- J’ai juste supprimé quelque chose d’inutile. Tu sais, c’est comme les mouchoirs usagés qu’on jette, les vieux objets ou les objets défectueux. On ne les garde pas, ces trucs. C’est normal. Papa nous était inutile, il nous a toujours été inutile.- Mais putain, Adam…- Eh, l’interrompit son frère en lui saisissant le bras et en fichant son regard dans le sien, implacable.
J’ai rien fait de mal, je te dis. J’ai rien fait de mal, Lo. Tu as toujours été le premier à dire qu’il n’était pas vraiment un père.- Mais…- Il ne nous servait à que dalle. On a toujours été tous seuls. Tu crois sincèrement que j’ai fait quelque chose de mal, Lo ? Tu veux me dénoncer ? Loghan fixa son frère un instant, déglutit et secoua lentement la tête. Adam sourit.
- Bien. Tu sais ce qu’on va faire maintenant ? On va faire style de découvrir le corps. On va crier, on va alerter les gens. On n’aura qu’à leur sortir une histoire à dormir debout, qu’on a entendu un bruit et qu’on est allé voir ce qu’il se passait. Tu sais bien mentir, tout le monde te croit. Tu pourras faire çà ? Toujours sans parler, Loghan hocha la tête.
- D’façons, tout le monde se fout de tout le monde dans ce quartier. Ce sera vite réglé. Et on va certainement nous envoyer ailleurs, dans un foyer, dans une autre famille, j’en sais rien. Mais ce sera toujours mieux qu’ici, et puis çà va nous faire du changement, pas vrai ? Fais juste gaffe à bien garder ton flingue caché. Et moi je vais garder le mien. Il ne faudrait pas qu’on nous les prenne, ils ne comprennent rien, les autres. Mais on va s’amuser. Ce sera comme un jeu, Lo. Un jeu.
Un
jeu.
Adam garda le silence un instant, puis il attira son frère à lui d’un geste, pour le serrer contre lui.
- Ne pleure pas, Loghan. Je vais veiller sur toi.Les larmes chaudes inondant ses joues, Loghan se demanda alors pensivement pourquoi il pleurait. Il n’était pas accablé de chagrin par la mort de son père, non. C’était juste que, peut-être, à cet instant, il avait déjà compris qu’Adam avait un problème. Pourquoi ne pouvait-il pas avoir une famille normale ? Que pouvait-il faire, que devait-il faire, maintenant ?
- Tu me suis ? Essuyer ses larmes.
- Oui.Et fermer les yeux.
A défaut d’avoir le courage de faire face.
*
- Eh, Lo. Loghan poussa un soupir agacé, de ses couvertures.
- Quoi ? Pelotonné dans son lit, tourné vers le mur, il ne prit même pas la peine de se retourner lorsque la porte de la chambre s’ouvrit, tout doucement. Elle se referma bien vite, et quelques secondes plus tard, Adam se glissait dans les couvertures avec lui.
- Il t’a touché ? Loghan se raidit et ne répondit pas, mais son frère insista, la voix dure.
- Il t’a touché ? - On s’en fout, Adam. - J’aurais du me douter qu’un vieux célibataire de 40 ans qui adopte des ados de 15 ans, c’était louche. Des jumeaux, çà a du le faire triper. - Ta gueule, Adam. - Bon, tu sais ce que tu as à faire, Lo. Loghan ne répondit pas, résolument tourné vers le mur.
- Loghan, je ne plaisante pas. Ce mec ne mérite pas de vivre. Tu veux sincèrement qu’il recommence ? Tu veux laisser vivre un vieux dégoûtant pareil ? - … Non. - Bien sûr que tu ne le veux pas. Alors tu vas prendre ton flingue, et tu vas régler çà. Il dort, là, dans sa chambre. Une balle et c’est réglé. Ton flingue est toujours caché au fond de ta valise, dans la boîte à jouets en fer ? - Ouais. - Bien. Alors vas-y. Devant le silence de son frère, Adam fronça les sourcils. Sa voix se fit sifflante.
- Il t’a touché, tu le butes. Et si tu ne le fais pas, c’est moi qui vais le faire. Cà reviendra au même. Alors choisis. Silence.
Adam soupira, se leva.
- Très bien. - Attends ! Froissement de couvertures.
- D’accord, je vais le faire. *
Après le meurtre de l’homme qui les avait accueilli dans sa demeure de Boston, les jumeaux Akalenkov prirent la poudre d’escampette. Il était temps pour eux de vivre de leurs propres ailes, maintenant. Ils refusaient de retourner dans un foyer ou dans une autre famille, alors ils allaient vivre seuls, comme ils l’avaient toujours si bien fait.
Ils volèrent de nombreuses fois, des sous généralement. Il fallait dire qu’avec un colt en main, il était assez aisé de braquer un pauvre passant aux heures sombres de la nuit. Ils n’allaient dormir que dans des motels miteux, ne se rendaient que dans des endroits peu fréquentés. Ils volaient, ils achetaient, ils vivaient à leur rythme. Ils réussirent à voler une voiture, et ils quittèrent bien vite Boston, Adam comprenant le système de la conduite très aisément et très rapidement. Ils déambulèrent. A 16 ans, ils s’installèrent à Chicago, ou du moins décidèrent de rester dans la ville. Ils firent des connaissances, d’autres jeunes en fugue ou dans une situation semblable à la leur, des réseaux. Ils se mirent à la drogue, pour en consommer et en vendre, rêver et se faire du fric. Ils volaient, ils braquaient. Ils traînaient avec les mauvaises personnes, s’embarquaient dans des mauvais coups. Ils essuyèrent de nombreuses bagarres, manquèrent de mourir plusieurs fois, tuèrent plusieurs fois.
Déchéance humaine.
Puis prise de conscience.
Remise en question.
Arrêter de fermer les yeux.
Et faire son choix.
*
- Adam, faut que je te parle. Loghan posa les yeux sur son frère, penché sur une caisse d’armes, dans la cave de l’immeuble qu’ils étaient désormais plusieurs à utiliser comme entrepôt ou comme foyer pour dormir. Adam ne leva même pas les yeux vers lui.
- Ah, Lo, tu tombes bien. Loghan ne répondit pas, les lèvres pincées, et observa son jumeau qui examinait un 9mm d’un air expert. Avec une grimace furtive, il le posa sur le sol et poursuivit son inspection, tout en continuant de parler.
- Steve a proposé un gros coup. Une nouvelle banque, qui vient d’ouvrir dans le quartier voisin. On sera quatre sur le coup, avec toi. Pas la peine de mettre plus de gens, sinon la part du fric sera moins importante. - Adam. - On va faire çà ce soir. Enfin, en fin d’après-midi. Je me charge des armes, Steve de la bagnole et Max des cagoules. On va foncer, on va dégommer, on va récolter le fric et on va se casser. Fini Chicago, frangin. Quelle ville te dirait, d’ailleurs, pour la suite ? Quel coin ? Le Massachussetts, le Texas, le New Jersey ? Miami, Washington ? Seattle me disait bien, mais si on récolte assez de fric, on pourra peut-être se tailler au Mexique, t’en dis quoi ? - J’en dis que j’arrête. Adam releva enfin la tête.
- Tu quoi ? - J’arrête.- Comment çà, tu arrêtes ? Tu rigoles ou quoi ? On a besoin de toi, Lo, tu es le meilleur tireur. - Vous voulez tuer tous les clients de la banque qui seront présents sur place ?- Ouais, mais ce n’est pas de notre faute, on n’a pas le choix. - Arrête, Adam. Tu t’entends ? - Qu’est-ce que t’as, Lo ? T’es en manque ? Tu veux que je te file ta dose d’héroïne ? Loghan fronça les sourcils, les poings serrés pour s’empêcher de trembler.
Il avait envie de vomir.
- S’il-te-plaît, Adam, cassons-nous. - Mais qu’est-ce que tu…- Je veux qu’on arrête de faire tout ce qu’on fait. S’il-te-plaît, on laisse tomber l’histoire de la banque, on laisse tomber ces gens, on reprend la route… On arrête de tuer pour rien, on essaye de…- Tuer pour rien ? Adam se releva, lentement.
- On ne tue jamais pour rien, Lo. On élimine l’inutile de ce monde. On nettoie. Tu n’as pas à te sentir coupable pour çà.- Arrête de dire ce genre de trucs, Adam, tu ne te rends pas compte.- Au contraire, je me rends très bien compte. Tu as toujours été le plus faible de nous deux, celui qui hésite et qui se pose trop de questions. Arrête de te prendre la tête, fais-moi confiance. On vit comme on a envie de vivre, on n’a pas à se sentir coupable. - S’il-te-plaît. - C’est quoi ton problème ? Tu n’as jamais rien dit jusque là, je me trompe ? - J’ai… J’aurais du le faire plus tôt. - Cà sert à rien, Lo. Contente-toi de m’écouter. On va récupérer ce fric, on va aussi tuer Steve et Max pour récupérer l’intégralité du fric qui nous revient, et on ira ailleurs. Loghan garda le silence un court instant, en continuant de fixer son frère jumeau.
Qui lui ressemblait tellement, extérieurement.
Mais intérieurement, il ne pouvait pas en être de même.
Non ?
- Non. - Comment çà, non ? - Tu tuerais Steve et Max sans hésiter ? - Evidemment, ils ne servent à rien. Ce sont des rebuts de l’humanité, ils se terrent dans les caves, ce sont des petits voleurs, des petits tueurs. - Nous sommes pareils, je te signale. - Non, pas nous. Nous, c’est différent. Nous, on peut choisir. - De quel droit on choisirait de qui doit mourir ou non ? - Oh, çà suffit avec les questions existentielles, Loghan. T’es sûr que t’es pas en manque ? - Adam, je peux pas te laisser faire. Je ne peux plus te laisser faire. Adam ricana d’un air incrédule.
- Pardon, tu peux répéter ?- On n’ira pas à cette banque, on ne tuera personne. - Tais-toi, c’est moi qui décide. C’est moi qui suis doué pour décider, pas toi. Tu me suis, Lo ? Silence.
- Non. - Quoi ? - Je ne te suis plus. J’arrête de te suivre. - Tu ne peux pas. L’air serein d’Adam ne fit qu’augmenter l’angoisse et le doute de Loghan.
Au final, est-ce qu’il prenait la bonne décision ?
- J’ai toujours été là pour toi, Loghan. Tu ne peux pas me laisser. Ne prenait-il pas la mauvaise ?
- Si, je peux. Peut-être.
- Tu es sûr de toi ? A moins qu’il n’y ait aucune mauvaise ou bonne décision.
Juste un choix, et les conséquences qu’elles engendraient.
- Oui. - Très bien. Conséquences bienheureuses.
- Prends ton flingue. Ou non.
- Quoi ? Loghan écarquilla les yeux, et recula brusquement jusqu’au mur lorsque son frère sortit son arme à feu pour la braquer sur lui, le regard dur et le visage inexpressif.
- Putain, Adam, qu’est-ce que tu fous ?- Prends ton flingue, je te dis. Si tu veux m’arrêter, il va falloir le faire dans les règles. - T’es dingue.- Le monde est dingue. Si tu ne me tue pas, je te tue. - … Alors c’est çà ? Je deviens inutile, alors tu me tues ?- Dans ton cas, je dirais plutôt gênant. - Putain, Adam, arrête. - Non. T’as fait ton choix, frangin. Prends ton flingue. Et le pire, c’est qu’il le fit.
Pourquoi ? Il n’en savait rien lui-même.
Complètement dépassé, déboussolé, mais paradoxalement très serein et résolu, Loghan sortit lentement le colt noir de sa ceinture. S’il avait l’impression d’avoir l’âme en bordel, sa main, elle, était assurée. Le flingue résolument braqué sur la tête de celui qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Son frère. Sa moitié. Un monstre.
Adam sourit, lentement, narquoisement, cruellement, follement.
Mais il ne bougea pas d’un pouce, ne fit aucun geste pour appuyer sur la détente et tirer le premier. Se contenta d’attendre. Folie, douce folie, résignation impalpable.
- Tu m’éclates, Lo. Tu vas vraiment me tuer, c’est trop marrant. Quel intérêt, d’écouter les paroles d’un fou ? Elles n’étaient que tromperie, divagations sans sens. Loghan se concentra.
Braquer le flingue. Fixer la cible.
- Tu te crois moralisateur. Poser délicatement, presque tendrement, son index sur la gâchette.
- Mais tu te goures. Ne pas changer d’avis en cours de route.
- Tu ne vaut pas mieux que moi, Loghan. On est pareils. Exactement pareils. Appuyer sur la détente.
- Ta gueule, Adam. Et tuer.
C’était d’une simplicité affligeante. D’un mécanisme atroce.
La détonation semblait comme un son familier aux oreilles. La vision d’un corps baignant dans son propre sang, une balle logée entre les deux yeux ou dans la cage thoracique, ne faisait même plus d’effet. En avait-elle seulement fait chez lui, d’ailleurs ? Loghan n’arrivait même pas à se souvenir. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il avait tué son frère. Qu’il n’avait eu aucun mal à tuer son frère jumeau, que cela c’était fait machinalement. Alors au final, encore une fois, allez savoir. Qu’est-ce qu’il avait dans la tête, hein ? Est-ce que finalement, il ne l’était pas vraiment, comme son frère ? Fou ? Dérangé ? Défectueux ? Un monstre, juste çà ? Sans aucune conscience morale ? Putain, il ne voulait pas. Il ne voulait pas être comme Adam. Il ne voulait pas.
Pas du tout.
*
Quitter Chicago.
Au volant de la vieille bagnole piquée à deux.
Rouler, sans but.
Perdre la notion du temps.
S’arrêter dans un motel.
Fumer une clope.
S’observer dans la glace.
Vomir.
Se teindre les cheveux.
Prendre une seringue.
S’injecter une dose d’héroïne.
Courir dans la supérette du coin.
Changer complètement de style vestimentaire.
Anarchie des sentiments, anarchie des vêtements.
Retourner devant la glace.
Se maquiller le contour des yeux avec excès.
Changer.
Changer cette apparence, celle si semblable à son frère.
Vomir.
Arrêter de manger.
Maigrir, faire tout pour que cette ressemblance extérieure disparaisse.
Sans ressemblance extérieure, aucune ressemblance intérieure.
A son compte.
Changer, donc.
Tout en restant soi-même.
Et continuer de vivre.