Ca n’aurait pas dû se passer comme ça. Elle avait rêvé mille fois ce moment, n’osant jamais croire qu’il deviendrait réalité. Mais la réalité était mille fois plus dure que le rêve. La réalité était impitoyable, la réalité n’était que souffrance. La réalité allait finir par la tuer, trop désespérée qu’elle était pour se plonger de nouveau dans des chimères qui n’arriveraient de toute façon jamais. Ou qui ne seraient jamais suffisamment idyllique pour se montrer à la hauteur des songes. Maintenant, c’était fini. Et il ne lui restait plus qu’à mourir.
Trois jours. Cela faisait déjà trois jours qu’Isuzu Kamageta avait posé congé, brusquement et pour la première fois de sa carrière. Sans raison médicale, s’entend, car il lui était déjà arrivée d’être trop blessée pour continuer à assumer ses missions. Cela dit, même dans ces cas, elle parvenait tout de même à assumer un minimum son rôle de chef. Mais là, rien. Elle n’avait prévenu personne d’un désir de vacances ou autres, et rien n’aurait pu laisser penser qu’elle prendrait des congés aussi inopinés. Elle n’avait livré aucune explication. Elle s’était contentée de s’entretenir avec son bras droit pour lui expliquer, brièvement et plus agitée que d’ordinaire, qu’elle ne pouvait plus assumer sa tâche pour l’instant, qu’il lui fallait du repos pour une raison personnelle. Qu’elle tenait à prendre quelques vacances, sans savoir quand exactement elle reprendrait le travail. Qu’elle reviendrait au plus vite, cependant. Et puis elle était partie. Ce départ avait bien entendu surpris, mais elle avait donné les instructions nécessaires pour qu’on ne la pense pas devenue complètement folle et qu'on ne la démette de ses fonctions. Elle était ensuite rentrée chez elle. Elle avait fermé ses volets, calmement. Verrouillé sa porte, tout aussi calmement. Eteint toutes les lumières, toujours avec cet excès de calme. Tout portait à croire qu’elle était partie, que son appartement était alors vide. Elle ne le quitta pas un seul instant. Elle s’était ensuite glissée dans son lit, comme si le fait de l’avoir rejoint lui permettait de toucher un autre monde, de s’échapper, de s’envoler. Peut-être croyait-elle que la réalité allait s’effacer dans l’antre des rêves. Peut-être se sentait-elle en sécurité au milieu de ce lit trop grand pour elle seule. Peut-être qu’elle refusait d’ouvrir complètement les yeux. Mais ses vœux étaient vains : la réalité était bien présente, même ici. Surtout ici, dans sa chambre remplie de noir et de silence. Il n’y avait pas pire que la réalité qui s’imposait, faisant monter des larmes aux yeux de cette femme qui s’était promis de ne plus jamais pleurer. Ca ne pouvait être vrai, ça n’aurait jamais dû se passer, pas comme ça, elle n’aurait pas dû voir ça, faire ça, vivre ça. Et pourtant elle avait subi. Encore. Comme toujours. Elle n’arrivait pas à fermer les yeux. Elle n’arriva plus à retenir les larmes, qui s’écrasèrent en cascades sur ses genoux et ses draps, roulant sur ses joues pâles, épousant la forme de son menton. L’enfer venait juste de commencer.
Qu’avait cette fille qu’Isuzu n’avait pas ? La femme aux cheveux noirs ne connaissait même pas son nom. A vrai dire, quel que soit son nom, elle s’en moquait. C’était juste la femme qui brisait sa vie, ses derniers espoirs, ses projets, tout. Et elle ne parvenait même pas à la haïr, consciente du fait qu’elle n’y était absolument pour rien. Isuzu était assurément belle : une beauté glaciale, spéciale, fatale. Qui pouvait faire froid dans le dos, qui dérangeait parfois. On ne pouvait pas en dire autant de l’autre jeune femme : oh, ce n’était pas qu’elle était laide. Loin de là. Mais on ne pouvait pas vraiment la qualifier de femme fatale. Elle était plutôt… Mignonne. Très jolie. Physiquement, à vrai dire, elle était à des lieues d’Isuzu. Plus petite qu’elle sans être non plus minuscule, elle était également nettement plus ronde, sans pour autant que ce soit disgracieux. Ses cheveux avaient la couleur du soleil là où ceux d’Isuzu étaient plus sombres que la nuit. Ses yeux verts étaient si clairs par rapport aux sombres prunelles de la chef des chasseurs de prime. Isuzu était fatale. La blondinette était adorable. Etait-ce le physique qui faisait toute la différence ? Sûrement pas. Ca ne pouvait pas tenir à si peu, pas pour ça. Il y avait cette joie de vivre qui l’animait, cette chaleur qu’Isuzu avait ressentie rien qu’en se tenant un instant à côté d’elle : elle n’avait pas fait beaucoup attention à elle, n’ayant d’yeux que pour la personne qui l’accompagnait, mais les vagues coups d’œil qu’elle lui avait jeté lui avait permis de comprendre quel genre de personne elle était. Elle était simple. Elle était gentille. C’était ce genre de filles qui semblaient ne jamais être abattues par quoi que ce soit : et même quand elles étaient tristes, elles avaient toujours le même éclat. C’était des petits soleils vivants qui illuminaient les cœurs d’un sourire et plaisait assurément, quand bien même elles n’étaient pas forcément des gravures de mode. Isuzu était au contraire l’obscurité la plus totale, la complication qui s’entêtait à tout compliquer encore. Elle était la nuit, éclipsée par ce genre de fille bien qu’elle reste inoubliable. Elle était de ces filles qui fascinaient mais qui restaient inaccessibles. Contrairement à cette autre fille, qui n’était pas aussi particulière mais avec qui on pouvait nettement plus facilement envisager de construire quelque chose.
Pourquoi, comment vivrait-elle après que le rêve improbable ait tourné en cauchemar réel ? A vrai dire elle vivait depuis quelques temps déjà dans un seul but : rejoindre l’être aimé dans la mort. Elle avait tout fait pour que, le jour où elle parviendrait à atteindre son but, n’envisageant plus le suicide de crainte qu’on la sauve une fois encore, elle n’ait rien à laisser derrière elle, rien à regretter. Mais là, même sa raison de vivre, de mourir, s’était envolée : elle n’avait plus rien à faire de sa vie. Parce qu’elle s’était entêtée à rechercher son passé, elle avait détruit toutes ses perspectives d’avenir. Et elle n’arrêtait pas de pleurer, faisant le deuil de sa propre vie. Elle n’avait même pas conscience du temps qui passait. Parfois, quand les sanglots ne la terrassaient plus, elle réussissait à se déplacer pour se réhydrater. Rien de plus. Elle ne mangeait rien, ne prenait pas de douche. Se contentait de boire pour ensuite s’effondrer de nouveau, les larmes noyant son oreiller et ses draps. Parfois, sans s’en rendre vraiment compte, elle s’endormait : son sommeil ne durait pas, mais au moins ne rêvait-elle pas, ne pensait-elle pas, ne se torturait-elle pas en repensant à cet après-midi ensoleillé qui aurait dû être l’un des plus beaux de sa vie. Si l’on frappait à sa porte, si l’on essayait de vérifier si elle était là, elle n’y faisait pas attention. Elle restait dans son monde, retirée dans une bulle malsaine de constats destructeurs. Elle songea à une nouvelle tentative de suicide : après tout, qui pourrait la trouver là ? Et qu’est ce qui la retenait encore ici ? Et pourtant, elle renonça vite à cette idée : d’abord parce qu’elle sentait bien à quel point ce serait inutile. Rien ne changerait si elle se tuait. Ensuite parce qu’elle réussit à se souvenir. Malgré tout ses efforts, elle avait échouée : elle n’était pas détachée de tout. Elle avait un travail qu’elle aimait malgré tout ce qu’on pouvait en dire. Et puis il y avait quand même des gens qui comptaient, même si elle refusait de le leur dire et presque même de se l’avouer. A l’aube du troisième jour, cette pensée la frappa : la combativité et la fierté la regagna peu à peu de ce fait. Il y avait une autre raison pour laquelle elle ne pouvait se donner la mort : son orgueil, qu’elle avait négligé jusqu’alors, refusait qu’elle meure pour ça.
Elle devait donc continuer à vivre. Combattre encore les difficultés. Se remettre, doucement, de cette insupportable rencontre. Cette pensée eut du mal à faire son chemin et à se faire acte : Isuzu finit pourtant par se lever, doucement, du lit qu’elle occupait depuis déjà trois jours. Les yeux enfin secs, elle prit une douche, se débarrassant du même coup des traces que son maquillage avait laissé autour de ses yeux et sur ses joues. Elle enfila une robe noire à col bateau, des collants de la même couleur. Elle rouvrit ses volets. Doucement, elle reprenait vie. Elle chercha à regagner son masque glacial, n’en produit qu’un simulacre fendu par la peine. Elle se nourrit de nouveau, d’une malheureuse soupe, mais au moins s’alimentait-elle. Elle se rendit même compte qu’elle avait faim. Et si elle était triste à en mourir, elle était, quelque part au fond d’elle, étrangement apaisée. Après avoir abandonné son bol dans l’évier, Isuzu ressentit le besoin pressant de sortir : elle se sentait étouffer dans cet appartement qu’elle n’avait pas quitté depuis trop longtemps. Elle, fervente adoratrice de la liberté et de l’air frais, s’était mise aux fers toute seule. Ainsi, veste noire sur le dos, bottes qui la faisait paraître plus grande encore aux pieds, elle ferma sa porte à clé, de l’autre côté cette fois. Elle ne se soucia pas des gens autour d’elle : seul un homme aurait pu attirer son attention, sans même qu’elle le désire. Elle marchait sans but et, après un long moment passé au port, l’odeur de l’iode s’emparant de ses cheveux en même temps que le vent, la nuit se glissant peu à peu autour d’elle, elle finit par se décider et sa marche solitaire eut soudain un but.
Il y avait tant de monde à l’auberge de Sannom qu’Isuzu parvint à ne pas se faire remarquer. Oh, si certaines personnes posaient les yeux sur elle, ils pouvaient vite être frappés par sa beauté et par la tristesse qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Mais à peine avaient-ils le temps de ce dire que ce visage leur était familier qu’elle s’était déjà envolée, n’atterrissant qu’une fois au bar, assurée d’être cachée des regards par un groupe d’hommes relativement bruyants sans non plus se réfugier dans un coin sombre. Elle commanda. De l’alcool. Fort. Elle ne le tenait pas trop mal, d’ordinaire : mais là, emportée dans ses tourments, elle ne voyait vraiment pas d’autre solution pour s’éclipser, ne serait-ce qu’un instant, de la réalité. Sa tête finit par lui tourner un peu, elle sentit son esprit qui divaguait. Elle finit son verre, le posa, n’en demanda pas d’autre : elle n’avait plus trop conscience de ce qu’elle faisait mais restait juste suffisamment lucide pour comprendre qu’il ne servait à rien de boire à en vomir. Elle se leva, esquissa un léger sourire triste en constatant que, si la salle avait commencé par tanguer légèrement, elle restait en possession de ses moyens. Elle n’arrivait pas à savoir si ça la réjouissait ou si, au contraire, elle en était déçue. Se sentant incroyablement légère, elle se plut à fendre la foule, esquivant les contacts avec une étrange habileté malgré l’alcool qui courrait dans ses veines et qui battait dans ses tempes, effleurant parfois des gens mais ne s’en offusquant même pas. L’étrange sérénité qu’elle avait ressentie tapie au fond d’elle valsait avec la peine : au final, elle était incapable de dire comment elle se sentait. Elle se planta au beau milieu de la foule, fermant les yeux et laissant les gens passer à côté d’elle, se délectant de la sensation d’être entourée. Violemment, à cette pensée, elle fronça les sourcils : foutaise. Les gens avaient beau partager la même terre qu’elle, graviter autour d’elle dans cette auberge, elle n’en était pas moins seule. Seule et malheureuse.
Rouvrant les yeux, la peine ayant reprit ses droits, elle aperçut un visage connu. Un étrange sourire triste étira alors ses lèvres. Il n’y avait pas qu’un visage connu, il y en avait deux. Deux personnes qui comptaient bien plus qu’elle osait se l’avouer en temps normal, sentiments avec lesquels elle n’avait aucun problème maintenant que l’alcool lui avait permit de se détacher de la réalité. Vaguement, elle se demanda s’ils avaient remarqué son absence : et, si oui, s’ils en avaient été inquiets. Elle espéra tout d’abord que non, parce qu’elle n’avait pas disparu pour les inquiéter, qu’elle ne voulait pas leur causer du souci. Mais cette idée la rendit aussi triste : si jamais ils ne s’étaient pas inquiétés, pas du tout, cela voudrait dire qu’elle ne comptait pas pour eux. Follement paniquée à l’idée qu’eux aussi la laisse tomber, qu’ils ne l’aiment pas, alors qu’elle avait toujours tout fait pour que personne n’éprouve d’affection pour elle, elle se remit à marcher. Vers eux, qui ne devaient pas l’avoir remarquée pour le moment. Si elle ne titubait pas, sa démarche était nettement moins assurée que d’ordinaire. Elle les observa alors qu’elle avançait, fendant la foule sans plus apprécier la présence d’autres gens : au contraire, elle aurait voulu qu’il n’y ait plus qu’eux trois dans toute l’auberge. Finalement, elle arriva à leur niveau : sans prêter attention à leurs réactions, elle attrapa le col du blond, avec une telle fermeté qu’on pouvait presque s’attendre à ce qu’elle lui envoie son poing dans la figure. Ce ne fut pourtant pas le cas puisqu’elle prononça son prénom d’une voix basse et enrouée, à la fois de ne plus avoir parlé depuis trop longtemps mais aussi par l’émotion, les yeux embués de larmes.
« Liven… »
Plus surprenant encore que de voir cette jeune femme qui n’était pas apparue depuis trois jours, plus étonnant encore que de la voir sans son masque de glace, juste avec une émotion qui débordait, qu’elle ne maitrisait absolument pas, fut ce qu’elle fit après. Doucement, elle glissa son bras sur l’épaule, derrière la nuque de Liven. Se pressant contre lui, elle posa son front contre l’épaule de Liven, souhaitant dérober son visage à sa vue et à celui de Loghan, de crainte de se mettre à pleurer si elle plongeait dans le regard bleu électrique de l’un ou dans celui, gris, de l’autre. Celle-là même qui rejetait tout contact venait d’en créer un. La femme qui semblait allergique à l’amour venait de manifester une affection évidente . Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit bien, avec ces deux hommes auprès d’elle. Protégée. Apaisée. Et ce même si la tristesse ne la quittait pas.
Le médaillon qu’elle portait d’ordinaire toujours autour de son cou blanc, contenant la photo de l’être aimé, se recouvrait peu à peu de sable. Noyé.
Trois jours. Cela faisait déjà trois jours qu’Isuzu Kamageta avait posé congé, brusquement et pour la première fois de sa carrière. Sans raison médicale, s’entend, car il lui était déjà arrivée d’être trop blessée pour continuer à assumer ses missions. Cela dit, même dans ces cas, elle parvenait tout de même à assumer un minimum son rôle de chef. Mais là, rien. Elle n’avait prévenu personne d’un désir de vacances ou autres, et rien n’aurait pu laisser penser qu’elle prendrait des congés aussi inopinés. Elle n’avait livré aucune explication. Elle s’était contentée de s’entretenir avec son bras droit pour lui expliquer, brièvement et plus agitée que d’ordinaire, qu’elle ne pouvait plus assumer sa tâche pour l’instant, qu’il lui fallait du repos pour une raison personnelle. Qu’elle tenait à prendre quelques vacances, sans savoir quand exactement elle reprendrait le travail. Qu’elle reviendrait au plus vite, cependant. Et puis elle était partie. Ce départ avait bien entendu surpris, mais elle avait donné les instructions nécessaires pour qu’on ne la pense pas devenue complètement folle et qu'on ne la démette de ses fonctions. Elle était ensuite rentrée chez elle. Elle avait fermé ses volets, calmement. Verrouillé sa porte, tout aussi calmement. Eteint toutes les lumières, toujours avec cet excès de calme. Tout portait à croire qu’elle était partie, que son appartement était alors vide. Elle ne le quitta pas un seul instant. Elle s’était ensuite glissée dans son lit, comme si le fait de l’avoir rejoint lui permettait de toucher un autre monde, de s’échapper, de s’envoler. Peut-être croyait-elle que la réalité allait s’effacer dans l’antre des rêves. Peut-être se sentait-elle en sécurité au milieu de ce lit trop grand pour elle seule. Peut-être qu’elle refusait d’ouvrir complètement les yeux. Mais ses vœux étaient vains : la réalité était bien présente, même ici. Surtout ici, dans sa chambre remplie de noir et de silence. Il n’y avait pas pire que la réalité qui s’imposait, faisant monter des larmes aux yeux de cette femme qui s’était promis de ne plus jamais pleurer. Ca ne pouvait être vrai, ça n’aurait jamais dû se passer, pas comme ça, elle n’aurait pas dû voir ça, faire ça, vivre ça. Et pourtant elle avait subi. Encore. Comme toujours. Elle n’arrivait pas à fermer les yeux. Elle n’arriva plus à retenir les larmes, qui s’écrasèrent en cascades sur ses genoux et ses draps, roulant sur ses joues pâles, épousant la forme de son menton. L’enfer venait juste de commencer.
Qu’avait cette fille qu’Isuzu n’avait pas ? La femme aux cheveux noirs ne connaissait même pas son nom. A vrai dire, quel que soit son nom, elle s’en moquait. C’était juste la femme qui brisait sa vie, ses derniers espoirs, ses projets, tout. Et elle ne parvenait même pas à la haïr, consciente du fait qu’elle n’y était absolument pour rien. Isuzu était assurément belle : une beauté glaciale, spéciale, fatale. Qui pouvait faire froid dans le dos, qui dérangeait parfois. On ne pouvait pas en dire autant de l’autre jeune femme : oh, ce n’était pas qu’elle était laide. Loin de là. Mais on ne pouvait pas vraiment la qualifier de femme fatale. Elle était plutôt… Mignonne. Très jolie. Physiquement, à vrai dire, elle était à des lieues d’Isuzu. Plus petite qu’elle sans être non plus minuscule, elle était également nettement plus ronde, sans pour autant que ce soit disgracieux. Ses cheveux avaient la couleur du soleil là où ceux d’Isuzu étaient plus sombres que la nuit. Ses yeux verts étaient si clairs par rapport aux sombres prunelles de la chef des chasseurs de prime. Isuzu était fatale. La blondinette était adorable. Etait-ce le physique qui faisait toute la différence ? Sûrement pas. Ca ne pouvait pas tenir à si peu, pas pour ça. Il y avait cette joie de vivre qui l’animait, cette chaleur qu’Isuzu avait ressentie rien qu’en se tenant un instant à côté d’elle : elle n’avait pas fait beaucoup attention à elle, n’ayant d’yeux que pour la personne qui l’accompagnait, mais les vagues coups d’œil qu’elle lui avait jeté lui avait permis de comprendre quel genre de personne elle était. Elle était simple. Elle était gentille. C’était ce genre de filles qui semblaient ne jamais être abattues par quoi que ce soit : et même quand elles étaient tristes, elles avaient toujours le même éclat. C’était des petits soleils vivants qui illuminaient les cœurs d’un sourire et plaisait assurément, quand bien même elles n’étaient pas forcément des gravures de mode. Isuzu était au contraire l’obscurité la plus totale, la complication qui s’entêtait à tout compliquer encore. Elle était la nuit, éclipsée par ce genre de fille bien qu’elle reste inoubliable. Elle était de ces filles qui fascinaient mais qui restaient inaccessibles. Contrairement à cette autre fille, qui n’était pas aussi particulière mais avec qui on pouvait nettement plus facilement envisager de construire quelque chose.
Pourquoi, comment vivrait-elle après que le rêve improbable ait tourné en cauchemar réel ? A vrai dire elle vivait depuis quelques temps déjà dans un seul but : rejoindre l’être aimé dans la mort. Elle avait tout fait pour que, le jour où elle parviendrait à atteindre son but, n’envisageant plus le suicide de crainte qu’on la sauve une fois encore, elle n’ait rien à laisser derrière elle, rien à regretter. Mais là, même sa raison de vivre, de mourir, s’était envolée : elle n’avait plus rien à faire de sa vie. Parce qu’elle s’était entêtée à rechercher son passé, elle avait détruit toutes ses perspectives d’avenir. Et elle n’arrêtait pas de pleurer, faisant le deuil de sa propre vie. Elle n’avait même pas conscience du temps qui passait. Parfois, quand les sanglots ne la terrassaient plus, elle réussissait à se déplacer pour se réhydrater. Rien de plus. Elle ne mangeait rien, ne prenait pas de douche. Se contentait de boire pour ensuite s’effondrer de nouveau, les larmes noyant son oreiller et ses draps. Parfois, sans s’en rendre vraiment compte, elle s’endormait : son sommeil ne durait pas, mais au moins ne rêvait-elle pas, ne pensait-elle pas, ne se torturait-elle pas en repensant à cet après-midi ensoleillé qui aurait dû être l’un des plus beaux de sa vie. Si l’on frappait à sa porte, si l’on essayait de vérifier si elle était là, elle n’y faisait pas attention. Elle restait dans son monde, retirée dans une bulle malsaine de constats destructeurs. Elle songea à une nouvelle tentative de suicide : après tout, qui pourrait la trouver là ? Et qu’est ce qui la retenait encore ici ? Et pourtant, elle renonça vite à cette idée : d’abord parce qu’elle sentait bien à quel point ce serait inutile. Rien ne changerait si elle se tuait. Ensuite parce qu’elle réussit à se souvenir. Malgré tout ses efforts, elle avait échouée : elle n’était pas détachée de tout. Elle avait un travail qu’elle aimait malgré tout ce qu’on pouvait en dire. Et puis il y avait quand même des gens qui comptaient, même si elle refusait de le leur dire et presque même de se l’avouer. A l’aube du troisième jour, cette pensée la frappa : la combativité et la fierté la regagna peu à peu de ce fait. Il y avait une autre raison pour laquelle elle ne pouvait se donner la mort : son orgueil, qu’elle avait négligé jusqu’alors, refusait qu’elle meure pour ça.
Elle devait donc continuer à vivre. Combattre encore les difficultés. Se remettre, doucement, de cette insupportable rencontre. Cette pensée eut du mal à faire son chemin et à se faire acte : Isuzu finit pourtant par se lever, doucement, du lit qu’elle occupait depuis déjà trois jours. Les yeux enfin secs, elle prit une douche, se débarrassant du même coup des traces que son maquillage avait laissé autour de ses yeux et sur ses joues. Elle enfila une robe noire à col bateau, des collants de la même couleur. Elle rouvrit ses volets. Doucement, elle reprenait vie. Elle chercha à regagner son masque glacial, n’en produit qu’un simulacre fendu par la peine. Elle se nourrit de nouveau, d’une malheureuse soupe, mais au moins s’alimentait-elle. Elle se rendit même compte qu’elle avait faim. Et si elle était triste à en mourir, elle était, quelque part au fond d’elle, étrangement apaisée. Après avoir abandonné son bol dans l’évier, Isuzu ressentit le besoin pressant de sortir : elle se sentait étouffer dans cet appartement qu’elle n’avait pas quitté depuis trop longtemps. Elle, fervente adoratrice de la liberté et de l’air frais, s’était mise aux fers toute seule. Ainsi, veste noire sur le dos, bottes qui la faisait paraître plus grande encore aux pieds, elle ferma sa porte à clé, de l’autre côté cette fois. Elle ne se soucia pas des gens autour d’elle : seul un homme aurait pu attirer son attention, sans même qu’elle le désire. Elle marchait sans but et, après un long moment passé au port, l’odeur de l’iode s’emparant de ses cheveux en même temps que le vent, la nuit se glissant peu à peu autour d’elle, elle finit par se décider et sa marche solitaire eut soudain un but.
Il y avait tant de monde à l’auberge de Sannom qu’Isuzu parvint à ne pas se faire remarquer. Oh, si certaines personnes posaient les yeux sur elle, ils pouvaient vite être frappés par sa beauté et par la tristesse qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Mais à peine avaient-ils le temps de ce dire que ce visage leur était familier qu’elle s’était déjà envolée, n’atterrissant qu’une fois au bar, assurée d’être cachée des regards par un groupe d’hommes relativement bruyants sans non plus se réfugier dans un coin sombre. Elle commanda. De l’alcool. Fort. Elle ne le tenait pas trop mal, d’ordinaire : mais là, emportée dans ses tourments, elle ne voyait vraiment pas d’autre solution pour s’éclipser, ne serait-ce qu’un instant, de la réalité. Sa tête finit par lui tourner un peu, elle sentit son esprit qui divaguait. Elle finit son verre, le posa, n’en demanda pas d’autre : elle n’avait plus trop conscience de ce qu’elle faisait mais restait juste suffisamment lucide pour comprendre qu’il ne servait à rien de boire à en vomir. Elle se leva, esquissa un léger sourire triste en constatant que, si la salle avait commencé par tanguer légèrement, elle restait en possession de ses moyens. Elle n’arrivait pas à savoir si ça la réjouissait ou si, au contraire, elle en était déçue. Se sentant incroyablement légère, elle se plut à fendre la foule, esquivant les contacts avec une étrange habileté malgré l’alcool qui courrait dans ses veines et qui battait dans ses tempes, effleurant parfois des gens mais ne s’en offusquant même pas. L’étrange sérénité qu’elle avait ressentie tapie au fond d’elle valsait avec la peine : au final, elle était incapable de dire comment elle se sentait. Elle se planta au beau milieu de la foule, fermant les yeux et laissant les gens passer à côté d’elle, se délectant de la sensation d’être entourée. Violemment, à cette pensée, elle fronça les sourcils : foutaise. Les gens avaient beau partager la même terre qu’elle, graviter autour d’elle dans cette auberge, elle n’en était pas moins seule. Seule et malheureuse.
Rouvrant les yeux, la peine ayant reprit ses droits, elle aperçut un visage connu. Un étrange sourire triste étira alors ses lèvres. Il n’y avait pas qu’un visage connu, il y en avait deux. Deux personnes qui comptaient bien plus qu’elle osait se l’avouer en temps normal, sentiments avec lesquels elle n’avait aucun problème maintenant que l’alcool lui avait permit de se détacher de la réalité. Vaguement, elle se demanda s’ils avaient remarqué son absence : et, si oui, s’ils en avaient été inquiets. Elle espéra tout d’abord que non, parce qu’elle n’avait pas disparu pour les inquiéter, qu’elle ne voulait pas leur causer du souci. Mais cette idée la rendit aussi triste : si jamais ils ne s’étaient pas inquiétés, pas du tout, cela voudrait dire qu’elle ne comptait pas pour eux. Follement paniquée à l’idée qu’eux aussi la laisse tomber, qu’ils ne l’aiment pas, alors qu’elle avait toujours tout fait pour que personne n’éprouve d’affection pour elle, elle se remit à marcher. Vers eux, qui ne devaient pas l’avoir remarquée pour le moment. Si elle ne titubait pas, sa démarche était nettement moins assurée que d’ordinaire. Elle les observa alors qu’elle avançait, fendant la foule sans plus apprécier la présence d’autres gens : au contraire, elle aurait voulu qu’il n’y ait plus qu’eux trois dans toute l’auberge. Finalement, elle arriva à leur niveau : sans prêter attention à leurs réactions, elle attrapa le col du blond, avec une telle fermeté qu’on pouvait presque s’attendre à ce qu’elle lui envoie son poing dans la figure. Ce ne fut pourtant pas le cas puisqu’elle prononça son prénom d’une voix basse et enrouée, à la fois de ne plus avoir parlé depuis trop longtemps mais aussi par l’émotion, les yeux embués de larmes.
« Liven… »
Plus surprenant encore que de voir cette jeune femme qui n’était pas apparue depuis trois jours, plus étonnant encore que de la voir sans son masque de glace, juste avec une émotion qui débordait, qu’elle ne maitrisait absolument pas, fut ce qu’elle fit après. Doucement, elle glissa son bras sur l’épaule, derrière la nuque de Liven. Se pressant contre lui, elle posa son front contre l’épaule de Liven, souhaitant dérober son visage à sa vue et à celui de Loghan, de crainte de se mettre à pleurer si elle plongeait dans le regard bleu électrique de l’un ou dans celui, gris, de l’autre. Celle-là même qui rejetait tout contact venait d’en créer un. La femme qui semblait allergique à l’amour venait de manifester une affection évidente . Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit bien, avec ces deux hommes auprès d’elle. Protégée. Apaisée. Et ce même si la tristesse ne la quittait pas.
Le médaillon qu’elle portait d’ordinaire toujours autour de son cou blanc, contenant la photo de l’être aimé, se recouvrait peu à peu de sable. Noyé.