Un congloméra de cendres, de lardons grillés et d'albumine encore liquide quitta à regret la poêle à laquelle il s'accrochait désespérément pour découvrir la quiétude d'une assiette innocente, prête à accueillir l'aberration culinaire qu'il représentait. Tâtée du bout de la cuillère, cette masse informe destinée selon toute vraisemblance à la consommation humaine, gonfla soudainement pour retomber et se ratatiner, dévoilant sur le côté une face calcinée et étonnamment solidaire. La cuillère souleva une vague forme molle et assez peu engageante, comme l'on en retrouvait un peu partout sur la surface suspecte de ce plat. Partiellement identifiable, l'on pourrait dire qu'il s'agissait d'un champignon mais vu la consistance caoutchouteuse on pouvait aussi raisonnablement hésiter avec un morceau de poulpe un peu grisé. Une pluie de poivre s'abattit alors soudainement sur la misérable...chose ?... qui émit un petit grésillement, comme si sa surface délicatement immonde souffrait d'un contact aussi agressif. D'ailleurs, c'est avec toute la méfiance possible qu'une petite patte velue s'approcha de la galette brulée pour l'effleurer, découvrant dans ce contact une masse homogène et molle qui ne se déchirait pas facilement. Se rapprochant comme si l'objet de son inspection soupçonneuse allait exploser soudainement sans autre raison qu'il s'agissait d'une invention chimique inédite, la genette la renifla en rassemblant tout son courage, découvrant des effluves suspectes d'huile, d'œuf, de beurre, de moule, de mie de pain et pour finir bien que ce fut l'odeur principale, de brûlé.
- Je déclare officiellement la tentative d'omelette avortée.
Ayant achevé de nettoyer l'outil de son forfait en matière de respect pour la cuisine ou pour sa propre santé alimentaire, à savoir la poêle, le prodige qui venait de donner naissance à cette expérience pour le moins intéressante en découpa un morceau pour l'observer plus à son aise.
- Pas du tout. C'est juste un peu cuit.
Le familier faillit s'étrangler mais il ne décida véritablement de passer à l'action pour sauver son humain de sa propre folie lorsque ce dernier se mit à mastiquer l'intéressante mixture d'un air indifférent. L'intoxication alimentaire étant la seule finalité qu'elle entrevoyait pour ce drame culinaire qu'elle suivait aux premières loges, Sabbat réagit donc vivement et efficacement. Un coup de patte envoya l'assiette porteuse de l'instrument de mort directement dans le précipice du lavabo au moment même où elle faisait couler une eau brûlante sur l'omelette diabolique qui prévoyait d'assassiner son humain, elle en était persuadée. Maintenant qu'elle venait de rappeler les tourments de l'enfer à la dîte omelette et par la même occasion d'en régler le sort, elle se retourna vers le suicidaire qui s'exposait volontairement à pareils dangers.
- Voilà qui est réglé, essayons quelque chose de comestible maintenant.
Liven posa sa cuillère en prenant une grande inspiration. Calme. Non, on ne massacre pas son familier même quand il vient de réduire trente minutes de travail en bouillie. Enfin en l'occurrence les trente minutes de travail avaient abouti à la dite bouillie mais à ce moment là il prévoyait encore de la manger. Nonobstant sa résolution de ne pas la pousser par la fenêtre ouverte, il la saisit par la peau du coup dans une détente qui témoignait d'une certaine habitude avant de l'emmener à bout de bras devant le frigidaire qu'il ouvrit.
- Dis-moi ce que tu vois dans le frigidaire ?
- Une bouteille de lait, un jus d'orange à moitié entamé, un quart de chou-rouge, une sauce en boite, un paquet de biscuit, une barquette de beurre et un oeuf.
- Précisément. Donc tu en déduis ?
- Qu'il n'y a rien dans le frigidaire.
- Autrement dit, tu viens de me priver de mon seul repas possible.
- Justement !
Liven se demanda un instant ce que la boule de poil allait lui sortir comme ânerie mais franchement celle-là il ne l'avait pas senti venir.
- Comme ça tu vas manger dehors et tu resteras sain et sauf !
A nouveau l'envie de la balancer par la fenêtre le saisit.
- Tu sais que je ne peux plus me permettre d'aller manger tout les jours dehors ?
- Tu n'es pas obligé d'aller dans les restaurants les plus chers de la ville.
Soupir de lassitude.
- Sabbat 1, Liven 0.
- Toi tu ferais mieux de ne surtout pas te faire remarquer.
Il la jeta plus qu'il ne la posa sur le sol avant de filer dans sa chambre. Inutile de préciser l'humeur merveilleuse qui l'animait en cet instant alors qu'il adaptait sa tenue au temps abjecte qui régnait dehors. Depuis deux jours, Sannom ne vivait plus que sous la pluie. Une dépression orageuse s'était accaparée la ville, ne s'étant pas satisfaite de déverser son déluge sur la forêt à l'est de la ville et se retrouvant bloquée par les hauts plateaux et les montagnes de l'ouest. De plus, les températures encore fraîches n'arrangeaient rien à la situation, tout comme les rares éclairs et les grondements de tonnerre qui devenaient lassant à force d'avoir été trop fréquents ces derniers jours. Évidemment, ce n'était pas le temps rêvé pour mettre le nez dehors, et même si Liven ne se préoccupait guère de la météo pour vaquer à ses occupations, rien ne l'horripilait davantage que devoir en subir les inconvénients pour quelque chose d'aussi stupide que ce nourrir. Oui, Liven n'allait pas « manger » mais bien « se nourrir», différence primordiale si l'en est puisque l'un exprimait la notion de plaisir quand l'autre se contentait de la nécessité vitale que cela représentait. Non pas que, contrairement à ce que sa cuisine catastrophique laissait présager, le jeune homme n'apprécie pas les mets de qualité, bien au contraire, mais plutôt que, devant son absence complète d'appétit depuis à peu près une semaine, il se serait volontiers passé de ce qui était devenu une corvée.
Il réapparut dans le salon pour y enfiler des chaussures noires et blanches à mi-chemin entre le mocassin et la converse. Se redressant, il fit retomber les plis volontairement froissées de son jean noir sur les dites chaussures. La matière en était plus souple qu'un jean traditionnel et la coupe quoique très classique, soulignait la longueur de jambes tels les pieds d'estale qui portaient son buste. Une chemise noire en coton disparaissait un peu plus bas que la taille sous le pantalon tout en gardant un air de décontraction en étant ouverte sur le haut de sa poitrine, le col et les manches relevés. Un ceinturon de cuir sombre accompagné d'une à deux chainettes maintenait par la même occasion son colt passé en travers de son pantalon, coincé dans son dos pour plus de discrétion. Finalement, il passa un long manteau d'un tissu noir et épais sur lequel l'eau coulait sans s'accrocher tandis que l'intérieur doublé lui assurait de ne pas être saisit par le froid qui régnait encore à l'extérieur. Les boucles figurant au dessus du coude et à la ceinture s'en trouvaient détachées mais il ne fit rien pour arranger leur sort, se contentant de se passer la main dans ses cheveux mi-longs pour y mettre un semblant d'ordre et laisser reposer ceux de l'arrière sur le manteau et non en dessous. Flinguant Sabbat du regard lorsqu'il s'empara de son portefeuille et le glissa dans une de ses poches intérieures, il sortit, s'apprêtant à accomplir cette corvée aussi vite que possible.
Le pouvoir déprimant d'une ville par temps de pluie est impressionnant. Les silhouettes sont rares, pressées, soucieuses, le visage témoignant de l'agacement que les individus ressentent à devoir sortir de chez eux pour vaquer aux occupations qui ne pouvaient attendre un temps plus agréable. Les commerces étaient pratiquement vides et les commerçants guettaient le client par dessus leur comptoir quand ils n'avaient pas carrément fermés en attendant le retour du beau temps. La lumière surtout était affreuse, tellement faible, vague et misérable qu'en plein midi l'on avait le sentiment de se trouver bien près du crépuscule. La ville mouillée était affligeante, toute grise malgré les façades habituellement blanches et resplendissantes. Le ciel offrait certes un paysage distrayant par la succession de nuages aux formes grotesques qui s'étiraient vers l'intérieur des terres et par le camaïeu grisâtre et noir qu'il déclinait en artiste anarchique. L'on se doute que ces observations laissait Liven parfaitement indifférent, comme si de futiles préoccupations de ce genre étaient dignes de sa personne... Malgré tout, sans doute n'étaient-elles pas étrangères à la vague d'abattement résigné qu'il ressentit. La monotonie de la pluie fine qui s'intensifiait par moment, encourager par un tonnerre qui battait une mesure irrégulière, appelait à la mélancolie et en rasant les auvents des bâtiments, le jeune homme ne pouvait empêcher les pensées noires de l'assaillirent.
Bien sûr, il n'avait pas besoin de chercher très loin les raisons de se montrer soucieux et énervé. Bien que sur son visage fatigué et cerné, ces sentiments se traduisent par une colère endormie, un agacement net et aigri. Aigri ? Oui, il l'était peut être. Il avait l'impression que sa vie n'était qu'une longue chaine de problème et qu'il était parvenu au nœud qui ne pouvait avoir de solution, celui qu'on ne pouvait démêler. Inutile de rappeler à quoi sa vie ressemblait à présent. Lorsqu'il n'enseignait pas ou ne préparait pas ses cours, il occupait son temps libre par ses recherches et trouvait encore le moyen de poursuivre son travail de CdP en ne se laissant qu'un vague répit pour dormir...quand il le pouvait. Il ne savait plus depuis quand il avait fait une nuit complète. Épuisé, il restait parfois une heure ou deux éveillé avant de trouver sommeil. Puis il se réveillait. Quelque fois, il n'en trouvait pas le motif, ne ressentant qu'anxiété, animé d'une crainte diffuse comme s'il sentait une menace imprécise qui l'avait tiré du sommeil. Mais le plus souvent, les cauchemars qui se répétaient sans fin le terrassaient et le rendait incapable de se rendormir. Ce qu'il y voyait ? Mieux vaudrait sans doute ne pas le savoir. Trop de honte et de douleur appartenait aux souvenirs qui apparaissaient déformés et amplifiés par son imagination. Était-il possible de décrire l'enfer ? Ce n'était que cris déchirants qui s'élevaient sous ses mains ensanglantées. Dans cette atmosphère qui le dégoutait, à la fois glauque et rassurante... rassurante oui... parce qu'il n'était jamais la victime. Lui n'était pas effrayé, lui n'était pas torturé, lui n'était pas mis à mort. Tout ce qu'il ressentait à ces moments d'horreur et d'agonie n'était qu'un frisson exalté de curiosité et de satisfaction. Un écho retentissant à la magie occulte à laquelle il s'abandonnait parfois. Plaisir de s'affranchir de la douleur, des doutes, des regrets... celui qu'il recherchait parfois si ardemment tout en sachant qu'en y succombant il finirait certainement par se perdre complètement. C'était à ce moment là qu'il se réveillait, terrifié. Lorsqu'il comprenait avec un effroi sans borne que ce n'était pas à un cauchemar à proprement parlé mais bien un rêve, l'expression inconsciente de ses désirs refoulés. Et ce n'était que revenu à lui qu'il se trouvait à ce point effrayé et dégouté de lui-même qu'il s'en rendait malade.
S'il s'obligeait de temps en temps à prendre des somnifères, l'insomnie le guettait. Il se refusait parfois à dormir trop tôt pour espérer être tellement harassé qu'emporté dans un sommeil sans rêve, il n'aurait pas à revivre cette douloureuse comédie. Vœu pieu. Les migraines ne s'en faisaient que plus fréquentes. Parfois tellement violentes, qu'il était obligé de s'allonger en attendant que cela passe puisque l'effet des cachets qu'il prenait se révélait minime et donc inefficace. Mais ce qui l'inquiétait surtout, c'était le manque d'appétit. D'abord de façon erratique, il n'y avait pas porté attention mais depuis deux semaines, il n'avait rien avaler qui ne fut pris de façon forcée. Comme si la seule chose qui pouvait le nourrir n'était que cette soif de puissance qu'il ressentait de façon sporadique. Son intensité était variable mais par certain moment, l'envie devenait si forte de faire appel à la magie noire qu'il ne savait où il trouvait le courage de lui résister. Si. Il le savait. Dans le souvenir de Sorel sans doute. L'être même qui avait fait de son existence un enfer, le démon auquel il ne voulait surtout pas ressembler. Liven trébucha et se rattrapa d'un coude contre un mur. Allons donc, voilà qu'il se laissait aller à des divagations dangereuses. Hors de question qu'il puisse montrer ses faiblesses en public. Il n'avait déjà que trop faillit auprès de ses proches. Nuls ne devait savoir.
Soudain, Liven redressa la tête brusquement alors qu'il se remettait en route avant de la rabaisser, plus naturellement. On le suivait ? Cette impression ne le quittait pas depuis une petite dizaine de minute mais il venait d'en être certain en repérant une chevelure bleue dans la vitrine vitrée d'un magasin. Qui ? Et pourquoi ? Immédiatement, la seule idée qui lui vint à l'esprit fut les quatre menaces de mort qu'il avait reçu en début de semaine. Il n'avait pas encore eu le temps d'enquêter sur chacune d'entre elles et l'inquiétude le saisit. L'on vous arrête tout de suite, certes la magie noire scellait ses pouvoirs conventionnels de manière rédhibitoire à partir d'un certain niveau de maîtrise, mais il était parfaitement capable de faire face dans un duel de manière efficace. Il ne sentait pas vraiment sa vie menacée. Tout au plus l'expérience serait une effroyable perte de temps et un bon moyen de tester ses nouvelles et horripilantes limites en matière de magie conventionnelle. Ce qui l'inquiétait c'était de savoir que l'on pouvait l'attaquer en pleine rue. S'il devait se préoccuper de la sécurité des passants, les choses risquaient de se compliquer. Sans varié son allure où laisser croire qu'il l'avait repéré, il modifia son itinéraire. Si c'était un simple curieux, il le sèmerait sans aucun problème. Quand on affrontait Rogers à ce petit-jeu là on devenait vite expert. Si c'était un assassin, il n'avait qu'à l'emmener à l'écart. Aussi c'est ce qu'il fit. Si Liven savait prendre des risques, il était aussi calculateur et prudent. C'est pourquoi il l'entraina dans une zone de vente en gros où les hangars et autres bâtiments n'offraient que portes closes à cette heure de la journée et comme prévu, pas un chat ne courrait dans les rues. Pour lui faciliter les choses, la pluie se fit de plus en plus drue, et la luminosité baissa encore. Dans ce dédale, il parvint à se retrouver derrière son agresseur mais sans pour autant parvenir à le mettre en défaut. C'était à celui qui attraperait l'autre en premier.
Liven pénétra dans une ruelle, entendant des bruits de pas dans les flaques d'eau à l'arrière du bâtiments d'une entreprise de construction. Fluide et silencieux comme une ombre, il se déplaça derrière un contener, le corps ramasser, les mains jointes sur son colt, près à en faire usage. Maintenant il n'y avait plus qu'à attendre. Les pas se rapprochaient, son poursuivant ne tarderait plus à apparaître. Et dans l'obscurité, son son souffle s'arrêta sous la crispation que dictait l'anxiété. Et dans le silence, seul retentit le déclic d'une amorce... mais ce n'était pas la sienne. Liven sentit le canon froid de l'arme contre sa tempe. Surprise et colère mêlée lorsqu'un quidam ouvrit la porte arrière d'un bâtiment. Il s'était fait avoir ? Lui ? Une seconde de trop, perdue dans ces réflexions. Puis réaction, enfin. Liven frappa violemment l'avant bras de son poursuivant contre le mur, éloignant l'arme de sa personne avant de se reculer en le mettant en joue, entouré d'un bouclier magique de protection.
- Qui es-tu ?
Question prononcée avec le fiel de sa frustration. Qui était ce type en effet ? Non content de l'avoir eu, il ne l'avait pas tuer. Oh oui, Liven était conscient qu'il l'avait épargné. Trop confiant, il avait relâché sa garde et il réalisait d'ailleurs à peine qu'il aurait pu perdre la vie d'une façon tellement stupide. Attendez. Minute. Était-ce vraiment...involontaire ? Il posa ses yeux durs et infiment glacé sur la silhouette longiligne qui lui faisait face, prêt à ne pas faire preuve de la même mansuétude s'il se révélait être une menace. S'il l'était déjà ? Certes il l'avait menacé d'une arme...mais il n'avait pas tiré. Dans tous les cas il était stupide...
- Je déclare officiellement la tentative d'omelette avortée.
Ayant achevé de nettoyer l'outil de son forfait en matière de respect pour la cuisine ou pour sa propre santé alimentaire, à savoir la poêle, le prodige qui venait de donner naissance à cette expérience pour le moins intéressante en découpa un morceau pour l'observer plus à son aise.
- Pas du tout. C'est juste un peu cuit.
Le familier faillit s'étrangler mais il ne décida véritablement de passer à l'action pour sauver son humain de sa propre folie lorsque ce dernier se mit à mastiquer l'intéressante mixture d'un air indifférent. L'intoxication alimentaire étant la seule finalité qu'elle entrevoyait pour ce drame culinaire qu'elle suivait aux premières loges, Sabbat réagit donc vivement et efficacement. Un coup de patte envoya l'assiette porteuse de l'instrument de mort directement dans le précipice du lavabo au moment même où elle faisait couler une eau brûlante sur l'omelette diabolique qui prévoyait d'assassiner son humain, elle en était persuadée. Maintenant qu'elle venait de rappeler les tourments de l'enfer à la dîte omelette et par la même occasion d'en régler le sort, elle se retourna vers le suicidaire qui s'exposait volontairement à pareils dangers.
- Voilà qui est réglé, essayons quelque chose de comestible maintenant.
Liven posa sa cuillère en prenant une grande inspiration. Calme. Non, on ne massacre pas son familier même quand il vient de réduire trente minutes de travail en bouillie. Enfin en l'occurrence les trente minutes de travail avaient abouti à la dite bouillie mais à ce moment là il prévoyait encore de la manger. Nonobstant sa résolution de ne pas la pousser par la fenêtre ouverte, il la saisit par la peau du coup dans une détente qui témoignait d'une certaine habitude avant de l'emmener à bout de bras devant le frigidaire qu'il ouvrit.
- Dis-moi ce que tu vois dans le frigidaire ?
- Une bouteille de lait, un jus d'orange à moitié entamé, un quart de chou-rouge, une sauce en boite, un paquet de biscuit, une barquette de beurre et un oeuf.
- Précisément. Donc tu en déduis ?
- Qu'il n'y a rien dans le frigidaire.
- Autrement dit, tu viens de me priver de mon seul repas possible.
- Justement !
Liven se demanda un instant ce que la boule de poil allait lui sortir comme ânerie mais franchement celle-là il ne l'avait pas senti venir.
- Comme ça tu vas manger dehors et tu resteras sain et sauf !
A nouveau l'envie de la balancer par la fenêtre le saisit.
- Tu sais que je ne peux plus me permettre d'aller manger tout les jours dehors ?
- Tu n'es pas obligé d'aller dans les restaurants les plus chers de la ville.
Soupir de lassitude.
- Sabbat 1, Liven 0.
- Toi tu ferais mieux de ne surtout pas te faire remarquer.
Il la jeta plus qu'il ne la posa sur le sol avant de filer dans sa chambre. Inutile de préciser l'humeur merveilleuse qui l'animait en cet instant alors qu'il adaptait sa tenue au temps abjecte qui régnait dehors. Depuis deux jours, Sannom ne vivait plus que sous la pluie. Une dépression orageuse s'était accaparée la ville, ne s'étant pas satisfaite de déverser son déluge sur la forêt à l'est de la ville et se retrouvant bloquée par les hauts plateaux et les montagnes de l'ouest. De plus, les températures encore fraîches n'arrangeaient rien à la situation, tout comme les rares éclairs et les grondements de tonnerre qui devenaient lassant à force d'avoir été trop fréquents ces derniers jours. Évidemment, ce n'était pas le temps rêvé pour mettre le nez dehors, et même si Liven ne se préoccupait guère de la météo pour vaquer à ses occupations, rien ne l'horripilait davantage que devoir en subir les inconvénients pour quelque chose d'aussi stupide que ce nourrir. Oui, Liven n'allait pas « manger » mais bien « se nourrir», différence primordiale si l'en est puisque l'un exprimait la notion de plaisir quand l'autre se contentait de la nécessité vitale que cela représentait. Non pas que, contrairement à ce que sa cuisine catastrophique laissait présager, le jeune homme n'apprécie pas les mets de qualité, bien au contraire, mais plutôt que, devant son absence complète d'appétit depuis à peu près une semaine, il se serait volontiers passé de ce qui était devenu une corvée.
Il réapparut dans le salon pour y enfiler des chaussures noires et blanches à mi-chemin entre le mocassin et la converse. Se redressant, il fit retomber les plis volontairement froissées de son jean noir sur les dites chaussures. La matière en était plus souple qu'un jean traditionnel et la coupe quoique très classique, soulignait la longueur de jambes tels les pieds d'estale qui portaient son buste. Une chemise noire en coton disparaissait un peu plus bas que la taille sous le pantalon tout en gardant un air de décontraction en étant ouverte sur le haut de sa poitrine, le col et les manches relevés. Un ceinturon de cuir sombre accompagné d'une à deux chainettes maintenait par la même occasion son colt passé en travers de son pantalon, coincé dans son dos pour plus de discrétion. Finalement, il passa un long manteau d'un tissu noir et épais sur lequel l'eau coulait sans s'accrocher tandis que l'intérieur doublé lui assurait de ne pas être saisit par le froid qui régnait encore à l'extérieur. Les boucles figurant au dessus du coude et à la ceinture s'en trouvaient détachées mais il ne fit rien pour arranger leur sort, se contentant de se passer la main dans ses cheveux mi-longs pour y mettre un semblant d'ordre et laisser reposer ceux de l'arrière sur le manteau et non en dessous. Flinguant Sabbat du regard lorsqu'il s'empara de son portefeuille et le glissa dans une de ses poches intérieures, il sortit, s'apprêtant à accomplir cette corvée aussi vite que possible.
Le pouvoir déprimant d'une ville par temps de pluie est impressionnant. Les silhouettes sont rares, pressées, soucieuses, le visage témoignant de l'agacement que les individus ressentent à devoir sortir de chez eux pour vaquer aux occupations qui ne pouvaient attendre un temps plus agréable. Les commerces étaient pratiquement vides et les commerçants guettaient le client par dessus leur comptoir quand ils n'avaient pas carrément fermés en attendant le retour du beau temps. La lumière surtout était affreuse, tellement faible, vague et misérable qu'en plein midi l'on avait le sentiment de se trouver bien près du crépuscule. La ville mouillée était affligeante, toute grise malgré les façades habituellement blanches et resplendissantes. Le ciel offrait certes un paysage distrayant par la succession de nuages aux formes grotesques qui s'étiraient vers l'intérieur des terres et par le camaïeu grisâtre et noir qu'il déclinait en artiste anarchique. L'on se doute que ces observations laissait Liven parfaitement indifférent, comme si de futiles préoccupations de ce genre étaient dignes de sa personne... Malgré tout, sans doute n'étaient-elles pas étrangères à la vague d'abattement résigné qu'il ressentit. La monotonie de la pluie fine qui s'intensifiait par moment, encourager par un tonnerre qui battait une mesure irrégulière, appelait à la mélancolie et en rasant les auvents des bâtiments, le jeune homme ne pouvait empêcher les pensées noires de l'assaillirent.
Bien sûr, il n'avait pas besoin de chercher très loin les raisons de se montrer soucieux et énervé. Bien que sur son visage fatigué et cerné, ces sentiments se traduisent par une colère endormie, un agacement net et aigri. Aigri ? Oui, il l'était peut être. Il avait l'impression que sa vie n'était qu'une longue chaine de problème et qu'il était parvenu au nœud qui ne pouvait avoir de solution, celui qu'on ne pouvait démêler. Inutile de rappeler à quoi sa vie ressemblait à présent. Lorsqu'il n'enseignait pas ou ne préparait pas ses cours, il occupait son temps libre par ses recherches et trouvait encore le moyen de poursuivre son travail de CdP en ne se laissant qu'un vague répit pour dormir...quand il le pouvait. Il ne savait plus depuis quand il avait fait une nuit complète. Épuisé, il restait parfois une heure ou deux éveillé avant de trouver sommeil. Puis il se réveillait. Quelque fois, il n'en trouvait pas le motif, ne ressentant qu'anxiété, animé d'une crainte diffuse comme s'il sentait une menace imprécise qui l'avait tiré du sommeil. Mais le plus souvent, les cauchemars qui se répétaient sans fin le terrassaient et le rendait incapable de se rendormir. Ce qu'il y voyait ? Mieux vaudrait sans doute ne pas le savoir. Trop de honte et de douleur appartenait aux souvenirs qui apparaissaient déformés et amplifiés par son imagination. Était-il possible de décrire l'enfer ? Ce n'était que cris déchirants qui s'élevaient sous ses mains ensanglantées. Dans cette atmosphère qui le dégoutait, à la fois glauque et rassurante... rassurante oui... parce qu'il n'était jamais la victime. Lui n'était pas effrayé, lui n'était pas torturé, lui n'était pas mis à mort. Tout ce qu'il ressentait à ces moments d'horreur et d'agonie n'était qu'un frisson exalté de curiosité et de satisfaction. Un écho retentissant à la magie occulte à laquelle il s'abandonnait parfois. Plaisir de s'affranchir de la douleur, des doutes, des regrets... celui qu'il recherchait parfois si ardemment tout en sachant qu'en y succombant il finirait certainement par se perdre complètement. C'était à ce moment là qu'il se réveillait, terrifié. Lorsqu'il comprenait avec un effroi sans borne que ce n'était pas à un cauchemar à proprement parlé mais bien un rêve, l'expression inconsciente de ses désirs refoulés. Et ce n'était que revenu à lui qu'il se trouvait à ce point effrayé et dégouté de lui-même qu'il s'en rendait malade.
S'il s'obligeait de temps en temps à prendre des somnifères, l'insomnie le guettait. Il se refusait parfois à dormir trop tôt pour espérer être tellement harassé qu'emporté dans un sommeil sans rêve, il n'aurait pas à revivre cette douloureuse comédie. Vœu pieu. Les migraines ne s'en faisaient que plus fréquentes. Parfois tellement violentes, qu'il était obligé de s'allonger en attendant que cela passe puisque l'effet des cachets qu'il prenait se révélait minime et donc inefficace. Mais ce qui l'inquiétait surtout, c'était le manque d'appétit. D'abord de façon erratique, il n'y avait pas porté attention mais depuis deux semaines, il n'avait rien avaler qui ne fut pris de façon forcée. Comme si la seule chose qui pouvait le nourrir n'était que cette soif de puissance qu'il ressentait de façon sporadique. Son intensité était variable mais par certain moment, l'envie devenait si forte de faire appel à la magie noire qu'il ne savait où il trouvait le courage de lui résister. Si. Il le savait. Dans le souvenir de Sorel sans doute. L'être même qui avait fait de son existence un enfer, le démon auquel il ne voulait surtout pas ressembler. Liven trébucha et se rattrapa d'un coude contre un mur. Allons donc, voilà qu'il se laissait aller à des divagations dangereuses. Hors de question qu'il puisse montrer ses faiblesses en public. Il n'avait déjà que trop faillit auprès de ses proches. Nuls ne devait savoir.
Soudain, Liven redressa la tête brusquement alors qu'il se remettait en route avant de la rabaisser, plus naturellement. On le suivait ? Cette impression ne le quittait pas depuis une petite dizaine de minute mais il venait d'en être certain en repérant une chevelure bleue dans la vitrine vitrée d'un magasin. Qui ? Et pourquoi ? Immédiatement, la seule idée qui lui vint à l'esprit fut les quatre menaces de mort qu'il avait reçu en début de semaine. Il n'avait pas encore eu le temps d'enquêter sur chacune d'entre elles et l'inquiétude le saisit. L'on vous arrête tout de suite, certes la magie noire scellait ses pouvoirs conventionnels de manière rédhibitoire à partir d'un certain niveau de maîtrise, mais il était parfaitement capable de faire face dans un duel de manière efficace. Il ne sentait pas vraiment sa vie menacée. Tout au plus l'expérience serait une effroyable perte de temps et un bon moyen de tester ses nouvelles et horripilantes limites en matière de magie conventionnelle. Ce qui l'inquiétait c'était de savoir que l'on pouvait l'attaquer en pleine rue. S'il devait se préoccuper de la sécurité des passants, les choses risquaient de se compliquer. Sans varié son allure où laisser croire qu'il l'avait repéré, il modifia son itinéraire. Si c'était un simple curieux, il le sèmerait sans aucun problème. Quand on affrontait Rogers à ce petit-jeu là on devenait vite expert. Si c'était un assassin, il n'avait qu'à l'emmener à l'écart. Aussi c'est ce qu'il fit. Si Liven savait prendre des risques, il était aussi calculateur et prudent. C'est pourquoi il l'entraina dans une zone de vente en gros où les hangars et autres bâtiments n'offraient que portes closes à cette heure de la journée et comme prévu, pas un chat ne courrait dans les rues. Pour lui faciliter les choses, la pluie se fit de plus en plus drue, et la luminosité baissa encore. Dans ce dédale, il parvint à se retrouver derrière son agresseur mais sans pour autant parvenir à le mettre en défaut. C'était à celui qui attraperait l'autre en premier.
Liven pénétra dans une ruelle, entendant des bruits de pas dans les flaques d'eau à l'arrière du bâtiments d'une entreprise de construction. Fluide et silencieux comme une ombre, il se déplaça derrière un contener, le corps ramasser, les mains jointes sur son colt, près à en faire usage. Maintenant il n'y avait plus qu'à attendre. Les pas se rapprochaient, son poursuivant ne tarderait plus à apparaître. Et dans l'obscurité, son son souffle s'arrêta sous la crispation que dictait l'anxiété. Et dans le silence, seul retentit le déclic d'une amorce... mais ce n'était pas la sienne. Liven sentit le canon froid de l'arme contre sa tempe. Surprise et colère mêlée lorsqu'un quidam ouvrit la porte arrière d'un bâtiment. Il s'était fait avoir ? Lui ? Une seconde de trop, perdue dans ces réflexions. Puis réaction, enfin. Liven frappa violemment l'avant bras de son poursuivant contre le mur, éloignant l'arme de sa personne avant de se reculer en le mettant en joue, entouré d'un bouclier magique de protection.
- Qui es-tu ?
Question prononcée avec le fiel de sa frustration. Qui était ce type en effet ? Non content de l'avoir eu, il ne l'avait pas tuer. Oh oui, Liven était conscient qu'il l'avait épargné. Trop confiant, il avait relâché sa garde et il réalisait d'ailleurs à peine qu'il aurait pu perdre la vie d'une façon tellement stupide. Attendez. Minute. Était-ce vraiment...involontaire ? Il posa ses yeux durs et infiment glacé sur la silhouette longiligne qui lui faisait face, prêt à ne pas faire preuve de la même mansuétude s'il se révélait être une menace. S'il l'était déjà ? Certes il l'avait menacé d'une arme...mais il n'avait pas tiré. Dans tous les cas il était stupide...