Les derniers élèves le dépassèrent, l'abandonnant au silence oppressant d'une salle vide. Oppressant... comme cette sensation qui ne le quittait jamais depuis quelques temps, comme cette impression d'étouffement dont il ne parvenait pas à se défaire. Il sentait son poids peser sur ses épaules chaque jour davantage, enserrer son cou dans une étreinte douloureuse tel un étau impalpable. Sa main s'éleva jusqu'à sa nuque qu'il massa consciencieusement, méprisant les mèches déjà rebelles qu'il dérangeait sur son passage. Il frissonna à son propre contact, à la moiteur de sa paume, à la fraicheur de ses doigts sur son cou brûlant. Fatigue, aliénante sensation qu'il ressentait dans tout son être, dans son esprit las et surmené, dans ses muscles rompus et épuisés. Debout face à son bureau, Liven semblait égal à lui-même. Pourtant, quelque chose avait changé. Le jeune homme qu'il était ne se tenait plus exactement droit et plein d'assurance. Ses épaules voutées étiraient dans son dos la ligne de sa chemise bleu nuit, la plaquant le long de la courbe de sa colonne vertébrale. Son poids déporté sur la droite, il prenait appui pratiquement sur une seule jambe, pliant légèrement le genou de l'autre par paresse. D'une teinte grise assez sombre quoique nuancée, son jean suivait comme à l'accoutumée ses longues jambes avant de se casser en plis francs sur de discrètes chaussures noires. Ainsi de profil, ramassé sur lui-même, quelque chose dérangeait dans sa silhouette habituellement séduisante. Sa grande taille lui avait toujours conféré un corps long, étiré tout en ayant l'étoffe attendue d'une constitution moyenne et entretenue. Cependant, la vision qu'il offrait en cet instant reflétait davantage celle d'un corps longiligne et mince. Le trou supplémentaire passé à sa ceinture révélait une perte de poids pourtant infime en comparaison de ce qu'il avait connu durant l'invasion vampirique. Ses avant-bras révélés par les manches relevées de sa chemise dévoilaient des membres déliés et pourtant affinés en comparaison de sa musculature coutumière. Sa montre normalement parfaitement ajustée bénéficiait d'un peu de jeu pour se déporter de droite à gauche aux grès de ses mouvements. Son visage surtout, trahissait la dérangeante constatation que l'on pouvait avoir de son état en présentant ses traits fins et séduisants soudain tirés. A peine plus sayantes, ses pommettes creusaient subtilement ses joues et mettaient ses yeux davantage en valeur. Des yeux qu'il n'ouvrait qu'à demi, au regard las et indifférent, dénués de leur mépris habituel. Des yeux surplombés de sourcils froncés et des mèches ternes qui, conjointement, lui donnaient un air préoccupé, sérieux et agacé. Liven paraissait fatigué, vraiment. Et il l'était.
Le jeune homme finit par détendre son bras pour laisser retomber sa main, rouvrant les yeux par la même occasion. L'air frais lui parût soudain désagréable alors qu'il prenait conscience de ses mains glacées et de la sueur froide qui coulait le long de son dos. Cette simple contrariété suffit à l'exaspérer, comme s'il était prêt à saisir le moindre prétexte afin de laisser sa fatigue, sa tension et sa frustration s'évacuer. Liven prit une grande inspiration, cherchant à se raisonner tout en sachant qu'il n'avait plus la patience de le faire. Son dernier cours pour les troisièmes années venait de s'achever. Un cours qui n'en était pas vraiment un puisqu'il avait consisté à surveiller les élèves lors du dernier test qu'il leur faisait subir avant les examens de fin d'années. Un cours reposant en soi, mais qu'il avait lui-même subit comme une torture jusqu'à ce qu'il s'achève enfin à la tombée de la nuit. Évidemment, il avait fallut que son familier l'abandonne lâchement après une de leurs légendaires disputes. De toute façon, il s'était résigné à l'idée que Sabbat n'était jamais là quand il avait besoin d'elle. Sa mauvaise foi caractérisée, se trouvait exacerbée par sa fatigue et il n'aspirait plus qu'au repos. Liven rassembla ses affaires...lentement. En temps normal, un sort d'une simplicité effarante eût réglé la question. En temps normal... Cela faisait exactement deux semaines que les élèves de toute année confondue passaient les ultimes tests écrits destinés à les préparer avant l'examen final. Cela faisait donc exactement deux semaines que tous les professeurs étaient réquisitionnés pour les surveiller et corriger leurs copies. Et cela faisait exactement deux semaines que Liven était contraint de passer ses journées à bien vouloir attendre que les gamins lui remettent leurs copies et ses nuits à corriger leurs inepties. Dans ces conditions, les rencontres qu'il planifiait habituellement avec Arya pour lui enseigner la magie noire s'étaient vu considérablement remises en cause pour ne pas dire totalement interrompues. Un état de fait qui le laissait amer et frustré. Bien sûr, elles comportaient des risques réels auxquels il s'exposait dangereusement. La pratique de la magie noire étant interdite, tout deux aurait fait l'objet de condamnation s'ils n'entretenaient pas une confidentialité absolue. Une confidentialité qui obligeait Liven à trouver des trésors d'invention afin d'échapper à la surveillance du garde du corps que le conseil lui avait assigné. Une confidentialité qui si elle les plongeait tout deux dans la criminalité, était aussi garante de petites satisfactions. Liven faisait preuve d'une autodiscipline draconienne, se contraignant à des sorts de faible intensité afin d'être certain d'en garder le contrôle. Toutefois, même à petite dose, il ne pouvait s'empêcher d'attendre ces moments avec une impatience maladive. Sentir sa fatigue s'envolée sentir sa détermination renforcée, sentir son esprit délassé des reproches et des doutes, se sentir bien, tout simplement... Sans s'en rendre compte, Liven s'était lentement laissé aller au plaisir de gouter à cette sensation unique. Il avait besoin, réellement besoin, de ces rendez-vous hebdomadaires. Il en était convaincu, il voulait s'en convaincre... parce qu'il était tellement plus facile de se leurrer avec une illusion plutôt que de faire face à la réalité. Parce qu'il ne pouvait pas accepter l'idée que tel un drogué, il lui fallait sa dose de magie noire pour se sentir bien. Parce qu'il ne voulait pas se rendre compte des effets sur sa santé, sur ses propres capacités. Depuis un ou deux mois, ses élèves n'avaient plus le droit à ses démonstrations grandioses de magie. La fréquence de ses sorts s'était amoindrie, autant que le nombre des missions qu'il avait effectué. Depuis quand ne l'avait-on revu au QG des chasseurs de primes ? Depuis quand était-il si envieux de pratiquer la magie noire ? Depuis quand hésitait-il puis se résignait-il à ne tenter absolument aucun sort, trop effrayé et excité à la fois à l'idée de céder au besoin impérieux qu'il sentait en lui ?
Ses gestes étaient lents, lourds, maladroits. Depuis quand se trouvait-il aussi affaibli ? Avait-il réellement besoin de la magie noire pour se sentir mieux ou ses petites séances d'entrainement ne faisaient-elles qu'empirer son état ? Qu'était-il prêt à échanger contre un peu de bien être éphémère, l'impression trompeuse d'être toujours le même ? Si seulement Liven se posait ces questions... Son esprits engourdi était perdu dans un brouillard de fatigue, presque un état léthargique dans lequel il se serait bien laissé tomber pour avoir un peu de paix. Soudain, Liven prit conscience qu'il perdait l'équilibre. Il tombait tout simplement en avant. Brusquement, il rouvrit les yeux surpris incapable de se souvenir du moment où il les avait fermé. Ramenant ses larges épaules à l'avant de son corps, il tendit les bras lorsque ses mains rencontrèrent le bois ferme du bureau contre leur paume. Immobile, penché au dessus du meuble sur lequel il avait trouvé appuie, Liven ferma les yeux et les rouvrit à plusieurs reprises jusqu'à retrouver une vision normale. Les mains bien à plat sur son bureau, il tendait ses bras pour maintenir le haut de son corps équilibré. Le dos rond sous ses épaules voutées, il baissait la tête vers le sol, cherchant à rétablir une respiration calme que la surprise avait accélérée. La surprise ou autre chose... Avait-il failli perdre connaissance ? Et au profit de quoi ? Du sommeil auquel il comptait bien s'abandonner ? Ou de cet état second qui exigeait la confection d'un sort ? Il sentait ses muscles trembler faiblement. Il se sentait surtout bien plus alerte que précédemment. Liven se mordit la lèvre. Il fallait qu'il se surveille. Qu'il se surveille réellement ! Avait-il perdu l'esprit ? Se laisser aller à la magie noire même, et surtout, sans en avoir eu l'intention au beau milieu de l'académie c'était du suicide ! Rapidement, il retrouva son calme. Ce n'était qu'un incident, ça ne se reproduirait pas. Que d'assurance pour un sujet sur lequel il n'avait aucune emprise... Tout ce qu'il avait à faire c'était se montrer intransigeant envers lui-même, exercer et déployer toutes les ressources de sa volonté jusqu'à ce qu'il puisse enfin profiter d'une séance de l'entrainement d'Arya pour se laisser aller dans une proportion infime, quand bien même il en voulait davantage. Et dieu sait s'il en voulait davantage... Soudain, Liven prit conscience qu'il n'était plus seul dans la pièce. Il tourna vivement son visage vers l'entrée de la salle, croisa des iris d'acier, Loghan... Le chasseur de prime se tenait dans l'embrasure de la porte, aussi professionnel qu'il paraissait échappé de l'asile. Normalement il était censé attendre dehors, Liven avait été très clair à ce sujet. Avait-il sentit quelque chose ? Liven était sûr de s'être « réveillé » avant d'avoir concrétisé le sort, toutefois il avait suffisamment côtoyer l'anorexique pour savoir que son intuition lui était plus utile que n'importe quelle disposition pour la magie. Quelle plaie d'avoir pour garde du corps un type qui semblait vous percer à jour le plus simplement du monde... Rageusement, Liven réalisa qu'il se sentait coupable, comme s'il avait trahi là un pacte imaginaire, comme s'il était redevable de quelque chose et ignorait lamentablement l'échéance. Sauf que c'était peut être le cas. Les semaines où il avait du supporter la compagnie contraignante du toutou du conseil s'étaient succédées avant de se transformer en mois. Le jeune homme s'était borné à le traiter comme un chien, n'envisageant pas une seconde de l'intégrer de façon aussi infime soit-elle à sa vie et ses pensées. Plus qu'avec n'importe qui d'autre, et parce que sa vie ou du moins son avenir en dépendait, il s'était renfermé sur lui-même et l'avait maintenu à distance autant qu'il était possible...en commettant sciemment qu'il lui avait sauvé la vie, qu'à sa connaissance aucun rapport fait au conseil ne faisait mention des moments où il parvenait à lui fausser compagnie et qu'il n'avait jusqu'ici jamais posé la moindre question dérangeante sur quelque sujet que ce soit. A bien y regarder, s'il n'y avait pas la menace constante de la trahison, Liven se serait peut être laissé aller à l'apprécier un temps soit peu.
Les iris de Liven, d'autant plus bleues et brillantes dans la pénombre, restèrent un long moment rivé à celles de Loghan, comme si le jeune homme cherchait à déterminer par ce simple fait ce qu'il savait ou ne savait pas, ce qu'il avait deviné ou ce qu'il était parvenu à lui dissimuler. Leur relation était un fragile équilibre marqué par l'autorité et la déférence, l'indifférence et l'entêtement, la méfiance et les sourires tordus et énigmatiques de celui que Liven appelait dans ces moments-là du délicieux épithète d'imbécile. Depuis combien de temps était-il là ? Qu'avait-il vu de son attitude relâchée qu'il dissimulait derrière une assurance et un mépris de façade ? Le simple fait de l'imaginer savoir ces maigres éléments sur cette personnalité qu'il lui dissimulait jalousement l'agaça prodigieusement. Trop surpris et épuisé pour prendre réellement garde à ses émotions, il se contenta de foudroyer Loghan du regard presque comme si c'était de sa faute. D'ailleurs, d'un certain point de vue, on pouvait l'entendre ainsi puisque la présence du garde du corps compliquait sérieusement son utilisation de la magie noire, bien qu'à la base, la responsabilité lui incombait à lui. Les lèvres entrouvertes pour reprendre son souffle erratique, le jeune homme de cilla pratiquement pas, sachant rendre son regard aussi dérangeant et déstabilisant que possible. Sauf que c'était lui qui commettait des imprudences, sauf que c'était lui qui était épuisé au point d'avoir peine à garder les idées claires, sauf que c'était lui qui ramassé sur lui-même offrait la vision d'un jeune homme inquiet, éreinté, presque malade. Ce fut donc lui qui détourna le regard le premier. D'une pression légère sur le bureau, il s'en décolla pour se redresser, conscient que se tenir droit et entretenir les faux-semblants ne serait qu'une tentative ridicule et inefficace pour maintenir l'illusion que tout allait bien. Car non, tout n'allait pas bien. N'importe qui aurait pu s'en apercevoir. Et il ne voulait surtout pas que Loghan lui donne son avis sur la question. D'une main qu'il aurait voulu plus ferme et assurée, il saisit la sacoche qu'il avait l'habitude d'utiliser pour transporter ses notes et le divers matériels utiles à l'enseignement. D'un pas qu'il aurait voulu plus dynamique et plus fluide, il se descendit l'estrade et se dirigea vers la porte en prenant bien soin de ne pas regarder le chien de garde dans les yeux. A tous les coups il verrait les efforts qu'il déployait pour lui mentir et à tous les coups il le lui ferait savoir d'une claque en pleine figure. Pour le moment, Liven était d'une humeur exécrable pour ne pas dire massacrante et il n'était pas certain que Loghan survive à l'une de ses provocations coutumières.
Lorsqu'il parvint enfin à la hauteur de l'anorexique pour le dépasser, il plaqua sans état-d'âme la sacoche sur la poitrine du punk. Le message était clair : « surtout aucune question, surtout aucune remarque et puisque tu es là autant que tu serves à quelque chose. » Loghan passait dans la seconde du statut de garde du corps à celui de larbin. A présent, Liven n'avait qu'une hâte, fuir le regard perçant de Loghan dans son dos, se soustraire à la moindre explication si tant est qu'il se sentit le devoir d'y répondre, se réfugier dans le silence et dans la solitude...comme toujours. Les mains dans les poches, froissant de fait les bords de sa chemise, il marchait tête baissée, à un rythme nettement moins soutenu que ce dont il avait l'habitude. Seul... comme il pouvait chérir cette idée ! Être seul et ne pas avoir à se justifier, être seul et ne pas avoir à se cacher... mais n'avoir aussi aucune prise à laquelle se raccrocher. Liven ne tarda pas à subir les assauts d'une de ces migraines qui faisaient désormais partie intégrante de son quotidien. Réfléchir, s'énerver, s'épuiser encore davantage... Il n'avait jamais reconnu les limites, il en avait toujours fait beaucoup trop. Comme si se perdre dans le travail, comme si s'acharner sur ce que l'on ne parvenait pas à comprendre pouvait suffire à oublier l'épuisement et l'échec. Ce qui venait d'avoir lieu, ce qu'il avait d'abord qualifier « d'incident », n'était-ce pas plutôt un signal d'alarme ? Et comment devait-il l'interpréter ? Devait-il donner satisfaction à son corps et à ses désirs les plus sombres ? Devait-il prendre le risque de chercher à fuir Loghan dans cet état ? Il n'était pas stupide au point de s'en croire capable. Sauf qu'il ne voyait aucune autre alternative. Se passer de magie noire lui devenait à chaque minute plus insupportable et il ne pouvait pas passer sa vie à craindre d'utiliser la magie conventionnelle. Que devait-il en conclure ? Que devait-il faire pour enrayer l'inéluctable fin qu'il présentait à tout ceci ? Il ne voulait pas céder, il ne voulait pas ressembler à la pourriture qu'il l'avait amené à ce point de non-retour, à Sorel. Ce nom, il l'avait maudit à chaque pointe d'envie, à chaque regret, à chaque cauchemar qui le harcelait. Non. Il ne voulait pas céder. Et pourtant il aspirait à le faire. C'était irresponsable, déraisonnable, incontrôlable. Une part de son esprit était-elle déjà vaincu ? Ou continuait-il de se voiler la face et refusait-il d'accepter le fait qu'il avait peut être déjà basculé ? Liven fronça les sourcils. Quelle certitude pouvait-il encore avoir ? Perclus de contradiction, paradoxal jusque dans ses aspirations, il était en perte de repère. Il était...seul. Non, ce n'était pas la solitude qu'il souhaitait retrouver, c'était la paix qui l'accompagnait dans son souvenir, c'était l'assurance de se faire confiance et de se rassurer contre les autres. Pouvait-il encore se faire confiance ? Ils parvinrent jusque devant l'appartement. Liven colla son épaule au mur et y appuya sa tête, aimant à sentir la pierre froide sous son front brûlant. Il tira ses clefs de sa poche et les lança à Loghan en se dérobant encore une fois à son regard. Et pour cause, comment aurait-il justifier que pour une fois il le laissât ouvrir à sa place ? C'eût été admettre sa faiblesse et sa paresse, il s'y refusa.
- La ferme et ouvre.
Liven fut choqué d'entendre sa voix si éteinte, si diminuée, si lasse. C'était à peine si ses cordes vocales avaient daigné prononcer les sons, c'était à peine si ses lèvres avaient articuler ces quelques mots. Sitôt la porte ouverte, il s'engouffra à l'intérieur de l'appartement pour se réfugier immédiatement dans sa chambre. Le dos collé à sa porte, il ne put s'empêcher de trouver son attitude puérile et pathétique. Comme un adolescent vexé il s'enfermait dans sa chambre pour fuir les remontrances, sans avoir dîner, sans même avoir prit la peine et le temps de remettre un peu d'ordre dans le bazar anarchique que Loghan semblait vénérer. Évidemment, ce n'est pas comme s'il avait de l'appétit, et ce n'était pas comme s'il avait l'énergie d'entretenir ses manies maladives. Simplement pour la forme, il aurait du le faire. Simplement, pour s'empêcher de se calfeutrer à double tour en compagnie de ses doutes, de ses regrets et de ses souffrances. Liven se laissa glissé au sol, incapable de se maintenir debout. Par lâcheté ou par fatigue ? Abandonnait-il ? Les genoux remontés, il y appuya ses coudes, réalisant l'affleurement de ses os sous la peau. A quoi était-il rendu ? Ce n'était pas cette vie à laquelle il avait aspiré. Ce n'était pas cette torture constante, aussi douloureuse que la migraine qui semblait serrer sa tête dans un étau. Ce n'était pas cet isolement peut être plus dangereux encore que le contact de ses pairs qu'il avait tant méprisé et tant haïs sur la base de son jugement hâtif d'adolescent. Il se passa la main dans ses cheveux secs avant de les retirer en réalisant que sa pression sur son crane ne faisait qu'intensifier la douleur. Il voulait que ça cesse, il voulait que les choses redeviennent comme autrefois, quand il était encore idéaliste, quand il était encore si sûr de lui, quand il était encore...quelqu'un de bien. Les yeux entrouverts, Liven contempla les lattes du parquets sombres.
- ...qu'est ce qui me prend ?
Lourdeau et maladroit quand il était habituellement agile et véloce, son corps se déplia et ses longues jambes le menèrent malgré elle jusqu'à son lit où il s'assit avant d'ouvrir le tiroir de la table de chevet. Ses longs doigts y farfouillèrent un moment dans la pénombre à peine éclairée par la lumière de la lune qui filtrait au travers des rideaux. Puis, ils en tirèrent une boite avant d'en extirper deux cachets blancs que Liven avala prestement. Il se les était fait prescrire pour calmer les migraines mais il doutait sérieusement de leur efficacité. Les prendre était devenu une ridicule habitude, presqu'un rituel. Il entreprit de se déshabiller machinalement mais n'eut pas le courage d'achever l'effort de normalité. Après tout qui s'indignerait qu'il ait dormi en ne gardant que son jean ? Gabriel lorsqu'il viendrait le réveiller ? Loghan qui le voyait presque tous les jours sortir de sa chambre ainsi ? Isuzu qui ne passait jamais à l'Académie ? Arya pour une visite surprise ? Sabbat pour... ouais, Sabbat s'indignerait surement mais ce que son avis comptait... Liven sourit en pensant de la sorte. La connaissant, la genette ne rentrerait qu'au petit matin, gavée des insectes succulents qu'elle aura pu surprendre dans le parc du domaine. Elle aura aussi oublié leur dispute, il pourra se confier à elle de vive voix. Il voulait sentir son pelage doux sous ses doigts et non se contenter d'une discussion impersonnelle qui exigerait de surcroit une connexion et donc la connaissance absolue de ses pensées par son familier. Il devrait attendre le matin. S'il prit le temps d'enlever sa montre, Liven bascula sur dos sans être dépossédé des deux bracelets de cuir attachés à son poignet gauche, pas plus que des deux colliers faits discrets qui finalisaient son apparence générale. Les yeux rivés au plafond, parfaitement réveillé alors qu'il n'aspirait qu'au sommeil et à la tranquillité, il envoya balader ses chaussures dans un coin, bientôt rejointes par les chaussettes. La ceinture connue le même sort juste après que Liven ait marqué un temps d'hésitation en réalisant l'espace qui séparait son pantalon de sa taille. S'il n'excédait pas la largeur d'une main en tirant un peu sur le tissu, c'était tout de même davantage que la semaine précédente. Peut être que sauter ce repas-ci n'avait pas été une idée très brillante. Là encore il eut la sensation d'un signal d'alarme. Mettait-il sa santé en danger ?
Il se tourna de côté sur son lit, un bras passé sous sa tête moins douloureuse, comme si les cachets qu'il avait prit commençaient à montrer de maigres résultats. Le drap frais sur sa peau brûlante lui fit du bien. Une douche eut été la bienvenue mais il était hors de question qu'il traverse le salon. En fronçant les sourcils devant cette constatation il maudit Loghan une nouvelle fois. Il faut avouer qu'il était tout de même incroyable qu'il ne puisse circuler librement dans son propre appartement. Trois heures durant, il ne cessa de chercher le sommeil, incapable pour autant de s'empêcher de réfléchir à cette dépendance à la magie noire qui commençait presque à l'obséder. Trois heures d'épuisement intolérable où il ne parvint pas à s'endormir. Trois heures passées dans la solitude et l'ennui à se tourner et se retourner dans lit, à sentir ses muscles courbaturés appelés au repos, à sentir son esprit éreinté appelé à l'oubli. En réalité, il n'était pas tout à fait honnête à songer de la sorte. Depuis l'invasion vampirique, Liven n'avait plus connu une nuit de tranquillité, une nuit de sommeil qui fut parfaitement réparatrice. Depuis l'invasion vampirique, il ne cessait de se battre contre l'insomnie mais une fois terrassé par la fatigue et endormi, les cauchemars prenaient le relais de ses tortures. Il se réveillait alors, pour essayer de se rendormir, parfois pour se réveiller à nouveau. La nuit venue n'était qu'un supplice qu'il redoutait toute la journée malgré ses efforts pour se raisonner et se convaincre que seules ses craintes infondées étaient les responsables de ses troubles du sommeil. Sauf qu'il savait pertinemment que ce n'était pas le cas... ou du moins pas ces craintes-ci, mais d'autres, bien plus profondes, bien plus enfouies, bien plus secrètes et ténébreuses. Lorsque ses yeux bouffis de fatigue se fermèrent enfin, sa montre affichait 23h18, cela faisait simplement un peu moins de dix-neuf heures qu'il était réveillé.
La pièce est petite, basse de plafond, sans ouverture vers l'extérieure. Les murs sont en pierre, une pierre de mauvaise facture. C'est un sous-sol. Dans un coin, l'humidité a fait pousser une algue verte. Dans un autre, la terre sèche a filtré entre les pierres et forme un amas de poussière. L'une des deux entrées a été barricadée de façon sommaire à l'aide de planches, de clous, d'éboulis en tout genre. L'autre est fermée par une vieille porte de bois vermoulu, la serrure est rouillé et les gonds grincent sombrement. Les gonds grincent lorsque la porte s'ouvre, lorsqu'il entre, lorsqu'il le fait entrer. Les gonds grincent longuement, affreusement, monstrueusement. Soudain la porte se referme avec une violence surprenante, le son claque. Liven se tourne vers les silhouettes des deux hommes qui viennent d'entrer. Il sait qu'il joue son propre rôle, il sait ce qu'il va se passer, il sait qu'il ne peut rien faire pour l'en empêcher. L'angoisse lui monte au cœur. Une angoisse naïve qui ne prend pas la mesure de l'atrocité qu'on va lui demander de commettre, qu'il va commettre... Ils s'avancent à la lumière, cette lumière blafarde et froide qui révèle le visage du plus grand des deux. C'est un jeune homme aux traits taillés à la serpe, son teint blanc contraste vigoureusement avec ses cheveux noirs et lisses qu'il porte mi-long. Ses lèvres fines s'étirent en un sourire malsain mais cela n'enlève rien à la beauté de ses traits. C'est vrai, Sorel est beau. Aussi perfide et monstrueux qu'il semblait charmant et élégant, aussi fourbe et sadique qu'il paraissait calme et fascinant. Il pousse le deuxième homme devant lui comme une lionne ramènerait une proie à son petit. Son sourire s'élargit, il s'amuse de l'incompréhension de Liven. Il s'en est toujours amusé. D'un geste magistral, il retire la capuche qui couvrait le visage de son prisonnier dont les mains sont liées dans le dos. Sauf que ce n'est pas un prisonnier, c'est une prisonnière. Elle est relativement jeune. Peut être une trentaine d'année. Elle n'est pas vraiment belle mais elle a du charme. Son visage est trop rond peut être, son nez trop fin, ses cheveux sont trop claires pour son teint mat, son maquillage peut être un peu trop tapageur. Liven se détourne avec indifférence de son regard paniqué, de ses lèvres rendues muettes par un sort de Sorel qui s'agitent malgré tout pour former des mots qui ne naîtront jamais. Il fixe les yeux de Sorel, des yeux qui l'avaient toujours effrayé, des yeux qui l'avaient toujours fascinés. Ils sont bleus. Non, en fait ils sont plus que cela. Ils sont d'un bleu glacial, très clair, limpide, scintillant, proprement hypnotisants. Ils sont durs et froids, sévères et intransigeants, dérangeants et intrigants. Il ouvre la bouche, ne prononce que deux mots. Liven se fige, interdit. Non, il ne le fera. On ne tue pas des innocents par simple caprice. Croit-il qu'il est son larbin ? Croit-il qu'il peut lui ordonner n'importe quoi ? Croit-il qu'il lui obéira ? La douleur pulse soudain de sa nuque jusqu'au bas de son dos, Sorel vient de l'attraper brutalement tout en lui lançant un sortilège de magie noire, l'un de ses favoris pour le faire céder. C'est douloureux, atrocement douloureux, suffisamment pour que Liven perde connaissance.
Il se réveille un peu plus tard, la femme est assise dans un coin et pleure silencieusement. Elle semble résignée à son sort. Liven se relève, il fait sacrément froid et il a encore sacrément mal. Là, dans la seconde, il voudrait tuer Sorel. L'autre le regarde, infiniment méprisant. Il ouvre la bouche, répète ces deux horribles mots. Liven le nargue, le défi presque. Mais il ne le fait pas pour la gloire, il ne le fait pas pour sauver cette femme, il le fait pour le plaisir de se mesurer à Sorel, pour voir jusqu'où il était capable de lui tenir tête, pour voir l'étincelle d'intérêt que cet espèce de pourriture peut lui porter. Parce que cette espèce de pourriture est plus forte que lui, parce qu'il l'admire. Sorel le sait, il sourit en coin et le provoque. C'est au tour de Liven de sourire. Un sourire hautain en réponse à la boutade, un sourire lourd, trop lourd de conséquences. Liven fait face à la jeune femme, il s'agenouille. Il la regarde comme un intéressant sujet d'exercice, il trouve tous les prétextes à lui enlever son humanité. D'ailleurs, ne fait-il pas cela pour l'intérêt générale ? Pourquoi s'encombrerait-il de toute autre considération qui freinerait son ambition ? C'est ce que Sorel lui dit. Son mentor passe aux explications techniques, Liven l'interrompe et le questionne. La jeune femme n'en est plus une. Elle a froid, elle a peur, elle proprement terrifiée mais aucun des deux hommes qui la regardent ne la voit elle. Peut être a-t-elle une famille, peut être a-t-elle des enfants... ils s'en fichent, ça ne les intéresse pas. Tout ce qui les intéresse c'est son potentiel de magas... et sa vie. Sorel s'adosse au mur, tout prêt, il surveille son élève un peu trop impétueux et négligent. La femme ferme les yeux mais contrairement à tout ce qu'elle pouvait attendre, Sorel la libère des sorts qui entravaient les siens, des liens qui entravaient ses mains. Elle est perdue, elle est encore plus effrayée par cet inconnu que par la mort à laquelle elle s'était résigné. Liven le voit, il s'en amuse. Il se demande vaguement ce qu'il ferait à sa place mais Sorel le ramène à la réalité. Il ne lui avait dit que deux mots : « Tue-la ». Restait à le faire de la manière dont il l'ordonnait. Liven est trop lent, elle le repousse violemment et se précipite sur la porte...close. Sorel le sermonne, Liven se reprend. Soudain, il doit faire face à une tentative d'attaque, dommage pour elle qu'il soit si doué à repérer la confection des sorts. Il heurte sa volonté à celle décuplée par la peur de la jeune femme, de la cible. Le choc la surprend et elle abandonne trop vite. Sorel lui dit d'attendre et de recommencer mais il n'a aucune envie de l'écouter. Il veut simplement obtenir le résultat voulu le plus rapidement possible. Liven force encore, ressent son énergie qu'il écrase de la sienne. A un moment donné, il sent le passage où son énergie commence à ne plus avoir d'importance, où un autre champ de possible l'attend. Surpris, il s'arrête. Sorel se tait, il le laisse jouer. La jeune femme a glissé au sol, secouée de tremblements. Liven part en guette d'une indication d'un regard, Sorel lui dit de continuer. Alors, il continue... il refait une dizaine de tentatives avant d'y parvenir, à un degré infime. Maintenant il réalise combien la magie traditionnelle est limitée, combien la puissance qu'il pourrait acquérir surpasserait toutes les autres. Dire que Sorel la maîtrise...
Le jeune homme pose sa main sur son épaule, glisse un murmure à son oreille. L'un de ces murmures glaçants et effroyables qui remplissent Liven de crainte. Puis Sorel s'écarte. La jeune femme est prostrée, épuisée, misérable devant la porte. Liven la plaque au mur par la simple volonté de son esprit, puis, il essaye les possibilités. Il ne frémit ni au sang qui ruisselle où vient tâcher son propre visage, ni aux hurlements qu'elle pousse et qui résonnent dans la petite salle. Sang... tout est sang. Il traque la magie noire qu'il parvient à atteindre et qui l'abandonne à nouveau, par à coups, comme s'il ne parvenait pas à trouver le juste milieu. Il débute, il est encore hésitant, c'est normal. Liven ne s'arrête pas, même après qu'elle ait perdu connaissance, même après qu'elle soit morte, même après qu'il contemple son carnage d'un œil intéressé et surpris. Surpris que ce soit terminé si vite. La magie noire le quitte, il ne comprend pas pourquoi, il n'a pas tout compris. Il se tourne vers Sorel, frustré. Son mentor se dirige vers la porte, fait entrer une autre personne. C'est un homme cette fois. Ça ne fait aucune différence, c'est simplement un cobaye pour qu'il puisse tester sa puissance. Liven n'hésite pas cette fois-ci, il ne tergiverse pas. La vérité... La vérité c'est qu'il aime ça. La torture n'est que la partie désagréable de l'exercice. Le plus intéressant reste la maitrise qu'il lui reste à acquérir. Il en frémirait presque d'excitation. La vérité, c'est qu'il ne vaut pas mieux que Sorel. A son oreille le chuchotement du jeune homme se fait pressant : « réessaie ».
Cri, brutal, soudain, douloureux, atroce. Un cri qui se retrouva presque immédiatement étouffée par l'oreiller dans lequel Liven enfouit son visage. Non... Non... NON ! Il sentit son corps secoué de tremblements violents et incontrôlables, il gémit en revoyant les images se succéder comme si elles étaient réelles. Contre son visage, il serra son oreiller jusqu'à en avoir presque du mal à respirer. Non... Il avait presque eut l'impression d'y être à nouveau, il avait presque pu sentir l'affreuse odeur du sang, il avait presque pu ressentir le plaisir qu'il y avait pris. Non... Il sentit sa poitrine se soulever au rythme de sanglots muets, la sueur glacées perler sur sa peau nue, les larmes d'effroi couler de ses yeux clos. Non... pas encore. Pas encore ce rêve-ci, ce cauchemar qu'il ne supportait plus de subir. C'était encore pire d'y assister en spectateur, c'était encore pire d'y assister en se voyant dans la peau de l'assassin, c'était encore pire que tout ce qu'on pouvait imaginer. Liven se calma lentement, très lentement. Loghan avait du l'entendre. Il l'entendait toutes les nuits ou presque. Il ne devait même plus en être étonné. La respiration saccadée, Liven se redressa sur son lit pour passer en position assise. Un bref regard à sa montre lui appris qu'il était une heure trente du matin. Chancelant, il se leva, atteignit la porte sans trop savoir comment. Ses oreilles résonnaient encore des hurlements, ses narines sentaient encore l'humidité et le sang. Il se sentit sur le point de vomir. Il ouvrit rapidement la porte, se coula dans le salon avant de disparaître dans la salle de bain attenante à la chambre. Non... Il revoyait le visage de la jeune femme aussi distinctement que si elle s'était retrouvée devant lui. Comment avait-il pu détourner le regard de ses yeux terrorisés ? Comment avait-il pu ignorer son appel à l'aide ? Comment avait-il pu faire...ça ? Liven succomba à la nausée, sentant douloureusement son estomac vide se contracter pour cracher le liquide infâme qu'il comptenait. Il appuya sur la chasse d'eau en se redressant lentement, éprouvé. Une main sur le lavabo pour s'aider à se maintenir debout, il tendit l'autre vers la porte pour en tourner le verrou. Puis il se retourna pour éclabousser son visage d'eau glacée, se passer le jet sur le crâne. Pour passer ses bras même sous l'eau claire qui l'apaisait. Puis, lentement, le visage encore dégoulinant, il releva la tête pour regarder son reflet. Il était livide, il était visiblement effrayé, mais aucun de ces détails ne retinrent son attention. La seule chose qu'il vit furent ses yeux. Des yeux d'un bleu glacial, d'une clarté effrayante... Des yeux froids, durs et brillants. Des yeux... Ses yeux... Liven se remit à trembler en baissant la tête au dessus du lavabo et fermant les yeux. Il se détestait, il se dégoutait. Il ne parvenait pas à chasser ces images de son esprit. Il ne parvenait pas à oublier un passé trop lourd, trop douloureux, trop insupportable. Il avait eu tord, la fin ne justifiait pas les moyens, pas ces moyens, pas cette violence gratuite, cette injustice criante, cette monstruosité vers laquelle il s'était laissé entrainer.
D'une main hésitante, il finit par saisir une serviette avec laquelle il s'essuya en ayant plus ou moins conscience que c'était terminé, que ce n'était qu'un rêve. Sauf que c'était bien plus... Il ébouriffa négligemment ses cheveux devenus châtain clair puis laissa la serviette autour de sa nuque avant de retirer le verrou de la porte. Un rêve, un simple mauvais rêve. Il n'avait qu'à se rendormir. Tout cela, c'était loin maintenant, loin derrière lui. Inutile, ces mots qu'il se répétait lui semblaient ne plus avoir le moindre sens. Inutile, il laissa retomber son front contre le bois de la porte. Putain, mais qu'est ce qu'il faisait ?! Il savait de quoi il avait été capable, et pourtant il jouait encore avec le feu ? Il allait retourner se coucher et sitôt qu'il le pourrait il irait recommencer à s'essayer à la magie noire ? Ses yeux se fermèrent brutalement, ses sourcils se froncèrent, sa respiration redevint irrégulière. N'avait-il pas commis suffisamment d'erreurs ? N'avait-il pas commis suffisamment d'atrocités ? Trop d'horreurs commises et trop peu admises, trop de souffrances, trop de remords. Liven recula sans rouvrir les yeux, s'aidant du lavabo pour se repérer. Son dos finit par rencontrer le carrelage froid de l'autre côté, il se laissa glisser au sol. Avait-il oublié ? Ses cauchemars ne lui rappelaient-ils pas suffisamment souvent ce qu'il avait fait ? Ce qu'il avait même fait sciemment ? Liven prit une grande inspiration hachée. Il se détestait, il avait cédé à ses instincts les plus bas et les plus vils avant de céder à la magie noire. La souffrance qu'il connaissait à présent n'était que le juste retour des choses, un prix qu'il devait accepter en silence et sans se plaindre s'il voulait un jour être capable de se pardonner. Il se dégoutait. C'était un être méprisable qui se cachait sous des dehors d'altruisme et d'héroïsme. Comment avait-il pu supporter de vivre si longtemps avec ce poids sur les épaules ? Comment pouvait-il accepter d'ignorer des pans entiers de sa vie qui justifieraient sans fois sa propre mort ? Les genoux relevés, il posa ses coudes sur ces-derniers avant d'apposer ses paumes contre ses yeux, les doigts levés au-dessus de son front. Il était ignoble et pitoyable. Son torse se soulevait au rythme d'une respiration irrégulière qui en devenait presque douloureuse. Le tout dans un silence parfait. Comment pourrait-il tolérer que Loghan sache exactement de quoi il retournait ? Comment pourrait-il sauvegarder un minimum d'espoir et de fierté si ce type devait être au courant ? Si n'importe qui devait être au courant... Non, c'était trop, c'était trop dur. Il retint ses larmes sans savoir où il en trouvait la force. Surtout ne pas se poser de question, ne rien penser d'autre qu'au fait que c'était terminé. Sauf que les images ne disparaissaient pas aussi aisément, sauf que les hurlements ne s'évanouissaient pas en parfaite impunité, sauf qu'il serait parfaitement injuste qu'il s'en sorte aussi facilement. Liven n'aspirait qu'à fuir cette torture, pourtant il voulait la subir. Pour se punir, pour se repentir, pour se rappeler aussi ce qu'il devait éviter à tout prix. Il n'aspirait qu'à la tranquillité de l'esprit et savait qu'elle ne pouvait lui être offerte. Il n'aspirait qu'à oublier ce dont il se rappellerait toute sa vie. Son corps se détendit lentement. Il devait subir tout ça, il devait avoir mal, au plus profond de lui pour excuser et compenser toutes les fois où il avait enfoui cette douleur, où il l'avait méprisé.
Liven resta un long moment ainsi prostré, livré à ses propres craintes, à ses propres regrets, conscient que jamais il ne parviendrait à les effacer. D'ailleurs, il n'était plus convaincu de vouloir le faire. Il n'avait plus aucune certitude. Il ne savait même plus pour quelle raison il lui faudrait se lever d'ici quelques heures. Liven savait qu'il avait mérité ce qu'il lui arrivait. Malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de vouloir s'y défiler. Il ne pouvait s'empêcher de souhaiter que ça ne soit jamais arrivé. Dire qu'en un an seulement sa vie avait basculé. Il voulut se lever, regagner sa chambre, n'en trouva pas la force. Oubliant qu'il avait déverrouillé la porte, il se crut à l'abri. Juste attendre, attendre de pouvoir se supporter à nouveau, attendre que tout finisse un jour ou l'autre, attendre jusqu'à la nuit prochaine où un cauchemar peut être moins violent le réveillerait à son tour. Liven posa son front sur ses genoux tandis que ses bras entouraient ses jambes. Comme lorsqu'il n'était qu'un adolescent et qu'il songeait à ce double meurtre qu'il avait commis par accident. En comparaison sa peine d'alors lui paraissait négligeable. Peut être n'avait-il pas changé au fond. Il répétait les mêmes schémas, ne sachant que détruire, à longueur de temps. ...Que devait-il faire ? Il n'avait pas la réponse à cette question, personne ne l'avait. Il revoyait le sang, il s'imaginait que la salle de bain en était pleine, il s'imaginait Sorel dans son temps distillant son poison, ses paroles doucereuses qui l'avaient brisé. Liven s'abandonna à sa détresse sans garde fou auquel se raccrocher, comme s'il chutait irréversiblement dans un abîme trop profond et trop sombre pour que quiconque vienne le chercher. Il voulait être seul. Seul pour souffrir en silence, seul pour ne pas blesser les autres, seul pour ne pas se blesser lui-même. Mais vraiment, cela faisait trop mal...
Le jeune homme finit par détendre son bras pour laisser retomber sa main, rouvrant les yeux par la même occasion. L'air frais lui parût soudain désagréable alors qu'il prenait conscience de ses mains glacées et de la sueur froide qui coulait le long de son dos. Cette simple contrariété suffit à l'exaspérer, comme s'il était prêt à saisir le moindre prétexte afin de laisser sa fatigue, sa tension et sa frustration s'évacuer. Liven prit une grande inspiration, cherchant à se raisonner tout en sachant qu'il n'avait plus la patience de le faire. Son dernier cours pour les troisièmes années venait de s'achever. Un cours qui n'en était pas vraiment un puisqu'il avait consisté à surveiller les élèves lors du dernier test qu'il leur faisait subir avant les examens de fin d'années. Un cours reposant en soi, mais qu'il avait lui-même subit comme une torture jusqu'à ce qu'il s'achève enfin à la tombée de la nuit. Évidemment, il avait fallut que son familier l'abandonne lâchement après une de leurs légendaires disputes. De toute façon, il s'était résigné à l'idée que Sabbat n'était jamais là quand il avait besoin d'elle. Sa mauvaise foi caractérisée, se trouvait exacerbée par sa fatigue et il n'aspirait plus qu'au repos. Liven rassembla ses affaires...lentement. En temps normal, un sort d'une simplicité effarante eût réglé la question. En temps normal... Cela faisait exactement deux semaines que les élèves de toute année confondue passaient les ultimes tests écrits destinés à les préparer avant l'examen final. Cela faisait donc exactement deux semaines que tous les professeurs étaient réquisitionnés pour les surveiller et corriger leurs copies. Et cela faisait exactement deux semaines que Liven était contraint de passer ses journées à bien vouloir attendre que les gamins lui remettent leurs copies et ses nuits à corriger leurs inepties. Dans ces conditions, les rencontres qu'il planifiait habituellement avec Arya pour lui enseigner la magie noire s'étaient vu considérablement remises en cause pour ne pas dire totalement interrompues. Un état de fait qui le laissait amer et frustré. Bien sûr, elles comportaient des risques réels auxquels il s'exposait dangereusement. La pratique de la magie noire étant interdite, tout deux aurait fait l'objet de condamnation s'ils n'entretenaient pas une confidentialité absolue. Une confidentialité qui obligeait Liven à trouver des trésors d'invention afin d'échapper à la surveillance du garde du corps que le conseil lui avait assigné. Une confidentialité qui si elle les plongeait tout deux dans la criminalité, était aussi garante de petites satisfactions. Liven faisait preuve d'une autodiscipline draconienne, se contraignant à des sorts de faible intensité afin d'être certain d'en garder le contrôle. Toutefois, même à petite dose, il ne pouvait s'empêcher d'attendre ces moments avec une impatience maladive. Sentir sa fatigue s'envolée sentir sa détermination renforcée, sentir son esprit délassé des reproches et des doutes, se sentir bien, tout simplement... Sans s'en rendre compte, Liven s'était lentement laissé aller au plaisir de gouter à cette sensation unique. Il avait besoin, réellement besoin, de ces rendez-vous hebdomadaires. Il en était convaincu, il voulait s'en convaincre... parce qu'il était tellement plus facile de se leurrer avec une illusion plutôt que de faire face à la réalité. Parce qu'il ne pouvait pas accepter l'idée que tel un drogué, il lui fallait sa dose de magie noire pour se sentir bien. Parce qu'il ne voulait pas se rendre compte des effets sur sa santé, sur ses propres capacités. Depuis un ou deux mois, ses élèves n'avaient plus le droit à ses démonstrations grandioses de magie. La fréquence de ses sorts s'était amoindrie, autant que le nombre des missions qu'il avait effectué. Depuis quand ne l'avait-on revu au QG des chasseurs de primes ? Depuis quand était-il si envieux de pratiquer la magie noire ? Depuis quand hésitait-il puis se résignait-il à ne tenter absolument aucun sort, trop effrayé et excité à la fois à l'idée de céder au besoin impérieux qu'il sentait en lui ?
Ses gestes étaient lents, lourds, maladroits. Depuis quand se trouvait-il aussi affaibli ? Avait-il réellement besoin de la magie noire pour se sentir mieux ou ses petites séances d'entrainement ne faisaient-elles qu'empirer son état ? Qu'était-il prêt à échanger contre un peu de bien être éphémère, l'impression trompeuse d'être toujours le même ? Si seulement Liven se posait ces questions... Son esprits engourdi était perdu dans un brouillard de fatigue, presque un état léthargique dans lequel il se serait bien laissé tomber pour avoir un peu de paix. Soudain, Liven prit conscience qu'il perdait l'équilibre. Il tombait tout simplement en avant. Brusquement, il rouvrit les yeux surpris incapable de se souvenir du moment où il les avait fermé. Ramenant ses larges épaules à l'avant de son corps, il tendit les bras lorsque ses mains rencontrèrent le bois ferme du bureau contre leur paume. Immobile, penché au dessus du meuble sur lequel il avait trouvé appuie, Liven ferma les yeux et les rouvrit à plusieurs reprises jusqu'à retrouver une vision normale. Les mains bien à plat sur son bureau, il tendait ses bras pour maintenir le haut de son corps équilibré. Le dos rond sous ses épaules voutées, il baissait la tête vers le sol, cherchant à rétablir une respiration calme que la surprise avait accélérée. La surprise ou autre chose... Avait-il failli perdre connaissance ? Et au profit de quoi ? Du sommeil auquel il comptait bien s'abandonner ? Ou de cet état second qui exigeait la confection d'un sort ? Il sentait ses muscles trembler faiblement. Il se sentait surtout bien plus alerte que précédemment. Liven se mordit la lèvre. Il fallait qu'il se surveille. Qu'il se surveille réellement ! Avait-il perdu l'esprit ? Se laisser aller à la magie noire même, et surtout, sans en avoir eu l'intention au beau milieu de l'académie c'était du suicide ! Rapidement, il retrouva son calme. Ce n'était qu'un incident, ça ne se reproduirait pas. Que d'assurance pour un sujet sur lequel il n'avait aucune emprise... Tout ce qu'il avait à faire c'était se montrer intransigeant envers lui-même, exercer et déployer toutes les ressources de sa volonté jusqu'à ce qu'il puisse enfin profiter d'une séance de l'entrainement d'Arya pour se laisser aller dans une proportion infime, quand bien même il en voulait davantage. Et dieu sait s'il en voulait davantage... Soudain, Liven prit conscience qu'il n'était plus seul dans la pièce. Il tourna vivement son visage vers l'entrée de la salle, croisa des iris d'acier, Loghan... Le chasseur de prime se tenait dans l'embrasure de la porte, aussi professionnel qu'il paraissait échappé de l'asile. Normalement il était censé attendre dehors, Liven avait été très clair à ce sujet. Avait-il sentit quelque chose ? Liven était sûr de s'être « réveillé » avant d'avoir concrétisé le sort, toutefois il avait suffisamment côtoyer l'anorexique pour savoir que son intuition lui était plus utile que n'importe quelle disposition pour la magie. Quelle plaie d'avoir pour garde du corps un type qui semblait vous percer à jour le plus simplement du monde... Rageusement, Liven réalisa qu'il se sentait coupable, comme s'il avait trahi là un pacte imaginaire, comme s'il était redevable de quelque chose et ignorait lamentablement l'échéance. Sauf que c'était peut être le cas. Les semaines où il avait du supporter la compagnie contraignante du toutou du conseil s'étaient succédées avant de se transformer en mois. Le jeune homme s'était borné à le traiter comme un chien, n'envisageant pas une seconde de l'intégrer de façon aussi infime soit-elle à sa vie et ses pensées. Plus qu'avec n'importe qui d'autre, et parce que sa vie ou du moins son avenir en dépendait, il s'était renfermé sur lui-même et l'avait maintenu à distance autant qu'il était possible...en commettant sciemment qu'il lui avait sauvé la vie, qu'à sa connaissance aucun rapport fait au conseil ne faisait mention des moments où il parvenait à lui fausser compagnie et qu'il n'avait jusqu'ici jamais posé la moindre question dérangeante sur quelque sujet que ce soit. A bien y regarder, s'il n'y avait pas la menace constante de la trahison, Liven se serait peut être laissé aller à l'apprécier un temps soit peu.
Les iris de Liven, d'autant plus bleues et brillantes dans la pénombre, restèrent un long moment rivé à celles de Loghan, comme si le jeune homme cherchait à déterminer par ce simple fait ce qu'il savait ou ne savait pas, ce qu'il avait deviné ou ce qu'il était parvenu à lui dissimuler. Leur relation était un fragile équilibre marqué par l'autorité et la déférence, l'indifférence et l'entêtement, la méfiance et les sourires tordus et énigmatiques de celui que Liven appelait dans ces moments-là du délicieux épithète d'imbécile. Depuis combien de temps était-il là ? Qu'avait-il vu de son attitude relâchée qu'il dissimulait derrière une assurance et un mépris de façade ? Le simple fait de l'imaginer savoir ces maigres éléments sur cette personnalité qu'il lui dissimulait jalousement l'agaça prodigieusement. Trop surpris et épuisé pour prendre réellement garde à ses émotions, il se contenta de foudroyer Loghan du regard presque comme si c'était de sa faute. D'ailleurs, d'un certain point de vue, on pouvait l'entendre ainsi puisque la présence du garde du corps compliquait sérieusement son utilisation de la magie noire, bien qu'à la base, la responsabilité lui incombait à lui. Les lèvres entrouvertes pour reprendre son souffle erratique, le jeune homme de cilla pratiquement pas, sachant rendre son regard aussi dérangeant et déstabilisant que possible. Sauf que c'était lui qui commettait des imprudences, sauf que c'était lui qui était épuisé au point d'avoir peine à garder les idées claires, sauf que c'était lui qui ramassé sur lui-même offrait la vision d'un jeune homme inquiet, éreinté, presque malade. Ce fut donc lui qui détourna le regard le premier. D'une pression légère sur le bureau, il s'en décolla pour se redresser, conscient que se tenir droit et entretenir les faux-semblants ne serait qu'une tentative ridicule et inefficace pour maintenir l'illusion que tout allait bien. Car non, tout n'allait pas bien. N'importe qui aurait pu s'en apercevoir. Et il ne voulait surtout pas que Loghan lui donne son avis sur la question. D'une main qu'il aurait voulu plus ferme et assurée, il saisit la sacoche qu'il avait l'habitude d'utiliser pour transporter ses notes et le divers matériels utiles à l'enseignement. D'un pas qu'il aurait voulu plus dynamique et plus fluide, il se descendit l'estrade et se dirigea vers la porte en prenant bien soin de ne pas regarder le chien de garde dans les yeux. A tous les coups il verrait les efforts qu'il déployait pour lui mentir et à tous les coups il le lui ferait savoir d'une claque en pleine figure. Pour le moment, Liven était d'une humeur exécrable pour ne pas dire massacrante et il n'était pas certain que Loghan survive à l'une de ses provocations coutumières.
Lorsqu'il parvint enfin à la hauteur de l'anorexique pour le dépasser, il plaqua sans état-d'âme la sacoche sur la poitrine du punk. Le message était clair : « surtout aucune question, surtout aucune remarque et puisque tu es là autant que tu serves à quelque chose. » Loghan passait dans la seconde du statut de garde du corps à celui de larbin. A présent, Liven n'avait qu'une hâte, fuir le regard perçant de Loghan dans son dos, se soustraire à la moindre explication si tant est qu'il se sentit le devoir d'y répondre, se réfugier dans le silence et dans la solitude...comme toujours. Les mains dans les poches, froissant de fait les bords de sa chemise, il marchait tête baissée, à un rythme nettement moins soutenu que ce dont il avait l'habitude. Seul... comme il pouvait chérir cette idée ! Être seul et ne pas avoir à se justifier, être seul et ne pas avoir à se cacher... mais n'avoir aussi aucune prise à laquelle se raccrocher. Liven ne tarda pas à subir les assauts d'une de ces migraines qui faisaient désormais partie intégrante de son quotidien. Réfléchir, s'énerver, s'épuiser encore davantage... Il n'avait jamais reconnu les limites, il en avait toujours fait beaucoup trop. Comme si se perdre dans le travail, comme si s'acharner sur ce que l'on ne parvenait pas à comprendre pouvait suffire à oublier l'épuisement et l'échec. Ce qui venait d'avoir lieu, ce qu'il avait d'abord qualifier « d'incident », n'était-ce pas plutôt un signal d'alarme ? Et comment devait-il l'interpréter ? Devait-il donner satisfaction à son corps et à ses désirs les plus sombres ? Devait-il prendre le risque de chercher à fuir Loghan dans cet état ? Il n'était pas stupide au point de s'en croire capable. Sauf qu'il ne voyait aucune autre alternative. Se passer de magie noire lui devenait à chaque minute plus insupportable et il ne pouvait pas passer sa vie à craindre d'utiliser la magie conventionnelle. Que devait-il en conclure ? Que devait-il faire pour enrayer l'inéluctable fin qu'il présentait à tout ceci ? Il ne voulait pas céder, il ne voulait pas ressembler à la pourriture qu'il l'avait amené à ce point de non-retour, à Sorel. Ce nom, il l'avait maudit à chaque pointe d'envie, à chaque regret, à chaque cauchemar qui le harcelait. Non. Il ne voulait pas céder. Et pourtant il aspirait à le faire. C'était irresponsable, déraisonnable, incontrôlable. Une part de son esprit était-elle déjà vaincu ? Ou continuait-il de se voiler la face et refusait-il d'accepter le fait qu'il avait peut être déjà basculé ? Liven fronça les sourcils. Quelle certitude pouvait-il encore avoir ? Perclus de contradiction, paradoxal jusque dans ses aspirations, il était en perte de repère. Il était...seul. Non, ce n'était pas la solitude qu'il souhaitait retrouver, c'était la paix qui l'accompagnait dans son souvenir, c'était l'assurance de se faire confiance et de se rassurer contre les autres. Pouvait-il encore se faire confiance ? Ils parvinrent jusque devant l'appartement. Liven colla son épaule au mur et y appuya sa tête, aimant à sentir la pierre froide sous son front brûlant. Il tira ses clefs de sa poche et les lança à Loghan en se dérobant encore une fois à son regard. Et pour cause, comment aurait-il justifier que pour une fois il le laissât ouvrir à sa place ? C'eût été admettre sa faiblesse et sa paresse, il s'y refusa.
- La ferme et ouvre.
Liven fut choqué d'entendre sa voix si éteinte, si diminuée, si lasse. C'était à peine si ses cordes vocales avaient daigné prononcer les sons, c'était à peine si ses lèvres avaient articuler ces quelques mots. Sitôt la porte ouverte, il s'engouffra à l'intérieur de l'appartement pour se réfugier immédiatement dans sa chambre. Le dos collé à sa porte, il ne put s'empêcher de trouver son attitude puérile et pathétique. Comme un adolescent vexé il s'enfermait dans sa chambre pour fuir les remontrances, sans avoir dîner, sans même avoir prit la peine et le temps de remettre un peu d'ordre dans le bazar anarchique que Loghan semblait vénérer. Évidemment, ce n'est pas comme s'il avait de l'appétit, et ce n'était pas comme s'il avait l'énergie d'entretenir ses manies maladives. Simplement pour la forme, il aurait du le faire. Simplement, pour s'empêcher de se calfeutrer à double tour en compagnie de ses doutes, de ses regrets et de ses souffrances. Liven se laissa glissé au sol, incapable de se maintenir debout. Par lâcheté ou par fatigue ? Abandonnait-il ? Les genoux remontés, il y appuya ses coudes, réalisant l'affleurement de ses os sous la peau. A quoi était-il rendu ? Ce n'était pas cette vie à laquelle il avait aspiré. Ce n'était pas cette torture constante, aussi douloureuse que la migraine qui semblait serrer sa tête dans un étau. Ce n'était pas cet isolement peut être plus dangereux encore que le contact de ses pairs qu'il avait tant méprisé et tant haïs sur la base de son jugement hâtif d'adolescent. Il se passa la main dans ses cheveux secs avant de les retirer en réalisant que sa pression sur son crane ne faisait qu'intensifier la douleur. Il voulait que ça cesse, il voulait que les choses redeviennent comme autrefois, quand il était encore idéaliste, quand il était encore si sûr de lui, quand il était encore...quelqu'un de bien. Les yeux entrouverts, Liven contempla les lattes du parquets sombres.
- ...qu'est ce qui me prend ?
Lourdeau et maladroit quand il était habituellement agile et véloce, son corps se déplia et ses longues jambes le menèrent malgré elle jusqu'à son lit où il s'assit avant d'ouvrir le tiroir de la table de chevet. Ses longs doigts y farfouillèrent un moment dans la pénombre à peine éclairée par la lumière de la lune qui filtrait au travers des rideaux. Puis, ils en tirèrent une boite avant d'en extirper deux cachets blancs que Liven avala prestement. Il se les était fait prescrire pour calmer les migraines mais il doutait sérieusement de leur efficacité. Les prendre était devenu une ridicule habitude, presqu'un rituel. Il entreprit de se déshabiller machinalement mais n'eut pas le courage d'achever l'effort de normalité. Après tout qui s'indignerait qu'il ait dormi en ne gardant que son jean ? Gabriel lorsqu'il viendrait le réveiller ? Loghan qui le voyait presque tous les jours sortir de sa chambre ainsi ? Isuzu qui ne passait jamais à l'Académie ? Arya pour une visite surprise ? Sabbat pour... ouais, Sabbat s'indignerait surement mais ce que son avis comptait... Liven sourit en pensant de la sorte. La connaissant, la genette ne rentrerait qu'au petit matin, gavée des insectes succulents qu'elle aura pu surprendre dans le parc du domaine. Elle aura aussi oublié leur dispute, il pourra se confier à elle de vive voix. Il voulait sentir son pelage doux sous ses doigts et non se contenter d'une discussion impersonnelle qui exigerait de surcroit une connexion et donc la connaissance absolue de ses pensées par son familier. Il devrait attendre le matin. S'il prit le temps d'enlever sa montre, Liven bascula sur dos sans être dépossédé des deux bracelets de cuir attachés à son poignet gauche, pas plus que des deux colliers faits discrets qui finalisaient son apparence générale. Les yeux rivés au plafond, parfaitement réveillé alors qu'il n'aspirait qu'au sommeil et à la tranquillité, il envoya balader ses chaussures dans un coin, bientôt rejointes par les chaussettes. La ceinture connue le même sort juste après que Liven ait marqué un temps d'hésitation en réalisant l'espace qui séparait son pantalon de sa taille. S'il n'excédait pas la largeur d'une main en tirant un peu sur le tissu, c'était tout de même davantage que la semaine précédente. Peut être que sauter ce repas-ci n'avait pas été une idée très brillante. Là encore il eut la sensation d'un signal d'alarme. Mettait-il sa santé en danger ?
Il se tourna de côté sur son lit, un bras passé sous sa tête moins douloureuse, comme si les cachets qu'il avait prit commençaient à montrer de maigres résultats. Le drap frais sur sa peau brûlante lui fit du bien. Une douche eut été la bienvenue mais il était hors de question qu'il traverse le salon. En fronçant les sourcils devant cette constatation il maudit Loghan une nouvelle fois. Il faut avouer qu'il était tout de même incroyable qu'il ne puisse circuler librement dans son propre appartement. Trois heures durant, il ne cessa de chercher le sommeil, incapable pour autant de s'empêcher de réfléchir à cette dépendance à la magie noire qui commençait presque à l'obséder. Trois heures d'épuisement intolérable où il ne parvint pas à s'endormir. Trois heures passées dans la solitude et l'ennui à se tourner et se retourner dans lit, à sentir ses muscles courbaturés appelés au repos, à sentir son esprit éreinté appelé à l'oubli. En réalité, il n'était pas tout à fait honnête à songer de la sorte. Depuis l'invasion vampirique, Liven n'avait plus connu une nuit de tranquillité, une nuit de sommeil qui fut parfaitement réparatrice. Depuis l'invasion vampirique, il ne cessait de se battre contre l'insomnie mais une fois terrassé par la fatigue et endormi, les cauchemars prenaient le relais de ses tortures. Il se réveillait alors, pour essayer de se rendormir, parfois pour se réveiller à nouveau. La nuit venue n'était qu'un supplice qu'il redoutait toute la journée malgré ses efforts pour se raisonner et se convaincre que seules ses craintes infondées étaient les responsables de ses troubles du sommeil. Sauf qu'il savait pertinemment que ce n'était pas le cas... ou du moins pas ces craintes-ci, mais d'autres, bien plus profondes, bien plus enfouies, bien plus secrètes et ténébreuses. Lorsque ses yeux bouffis de fatigue se fermèrent enfin, sa montre affichait 23h18, cela faisait simplement un peu moins de dix-neuf heures qu'il était réveillé.
La pièce est petite, basse de plafond, sans ouverture vers l'extérieure. Les murs sont en pierre, une pierre de mauvaise facture. C'est un sous-sol. Dans un coin, l'humidité a fait pousser une algue verte. Dans un autre, la terre sèche a filtré entre les pierres et forme un amas de poussière. L'une des deux entrées a été barricadée de façon sommaire à l'aide de planches, de clous, d'éboulis en tout genre. L'autre est fermée par une vieille porte de bois vermoulu, la serrure est rouillé et les gonds grincent sombrement. Les gonds grincent lorsque la porte s'ouvre, lorsqu'il entre, lorsqu'il le fait entrer. Les gonds grincent longuement, affreusement, monstrueusement. Soudain la porte se referme avec une violence surprenante, le son claque. Liven se tourne vers les silhouettes des deux hommes qui viennent d'entrer. Il sait qu'il joue son propre rôle, il sait ce qu'il va se passer, il sait qu'il ne peut rien faire pour l'en empêcher. L'angoisse lui monte au cœur. Une angoisse naïve qui ne prend pas la mesure de l'atrocité qu'on va lui demander de commettre, qu'il va commettre... Ils s'avancent à la lumière, cette lumière blafarde et froide qui révèle le visage du plus grand des deux. C'est un jeune homme aux traits taillés à la serpe, son teint blanc contraste vigoureusement avec ses cheveux noirs et lisses qu'il porte mi-long. Ses lèvres fines s'étirent en un sourire malsain mais cela n'enlève rien à la beauté de ses traits. C'est vrai, Sorel est beau. Aussi perfide et monstrueux qu'il semblait charmant et élégant, aussi fourbe et sadique qu'il paraissait calme et fascinant. Il pousse le deuxième homme devant lui comme une lionne ramènerait une proie à son petit. Son sourire s'élargit, il s'amuse de l'incompréhension de Liven. Il s'en est toujours amusé. D'un geste magistral, il retire la capuche qui couvrait le visage de son prisonnier dont les mains sont liées dans le dos. Sauf que ce n'est pas un prisonnier, c'est une prisonnière. Elle est relativement jeune. Peut être une trentaine d'année. Elle n'est pas vraiment belle mais elle a du charme. Son visage est trop rond peut être, son nez trop fin, ses cheveux sont trop claires pour son teint mat, son maquillage peut être un peu trop tapageur. Liven se détourne avec indifférence de son regard paniqué, de ses lèvres rendues muettes par un sort de Sorel qui s'agitent malgré tout pour former des mots qui ne naîtront jamais. Il fixe les yeux de Sorel, des yeux qui l'avaient toujours effrayé, des yeux qui l'avaient toujours fascinés. Ils sont bleus. Non, en fait ils sont plus que cela. Ils sont d'un bleu glacial, très clair, limpide, scintillant, proprement hypnotisants. Ils sont durs et froids, sévères et intransigeants, dérangeants et intrigants. Il ouvre la bouche, ne prononce que deux mots. Liven se fige, interdit. Non, il ne le fera. On ne tue pas des innocents par simple caprice. Croit-il qu'il est son larbin ? Croit-il qu'il peut lui ordonner n'importe quoi ? Croit-il qu'il lui obéira ? La douleur pulse soudain de sa nuque jusqu'au bas de son dos, Sorel vient de l'attraper brutalement tout en lui lançant un sortilège de magie noire, l'un de ses favoris pour le faire céder. C'est douloureux, atrocement douloureux, suffisamment pour que Liven perde connaissance.
Il se réveille un peu plus tard, la femme est assise dans un coin et pleure silencieusement. Elle semble résignée à son sort. Liven se relève, il fait sacrément froid et il a encore sacrément mal. Là, dans la seconde, il voudrait tuer Sorel. L'autre le regarde, infiniment méprisant. Il ouvre la bouche, répète ces deux horribles mots. Liven le nargue, le défi presque. Mais il ne le fait pas pour la gloire, il ne le fait pas pour sauver cette femme, il le fait pour le plaisir de se mesurer à Sorel, pour voir jusqu'où il était capable de lui tenir tête, pour voir l'étincelle d'intérêt que cet espèce de pourriture peut lui porter. Parce que cette espèce de pourriture est plus forte que lui, parce qu'il l'admire. Sorel le sait, il sourit en coin et le provoque. C'est au tour de Liven de sourire. Un sourire hautain en réponse à la boutade, un sourire lourd, trop lourd de conséquences. Liven fait face à la jeune femme, il s'agenouille. Il la regarde comme un intéressant sujet d'exercice, il trouve tous les prétextes à lui enlever son humanité. D'ailleurs, ne fait-il pas cela pour l'intérêt générale ? Pourquoi s'encombrerait-il de toute autre considération qui freinerait son ambition ? C'est ce que Sorel lui dit. Son mentor passe aux explications techniques, Liven l'interrompe et le questionne. La jeune femme n'en est plus une. Elle a froid, elle a peur, elle proprement terrifiée mais aucun des deux hommes qui la regardent ne la voit elle. Peut être a-t-elle une famille, peut être a-t-elle des enfants... ils s'en fichent, ça ne les intéresse pas. Tout ce qui les intéresse c'est son potentiel de magas... et sa vie. Sorel s'adosse au mur, tout prêt, il surveille son élève un peu trop impétueux et négligent. La femme ferme les yeux mais contrairement à tout ce qu'elle pouvait attendre, Sorel la libère des sorts qui entravaient les siens, des liens qui entravaient ses mains. Elle est perdue, elle est encore plus effrayée par cet inconnu que par la mort à laquelle elle s'était résigné. Liven le voit, il s'en amuse. Il se demande vaguement ce qu'il ferait à sa place mais Sorel le ramène à la réalité. Il ne lui avait dit que deux mots : « Tue-la ». Restait à le faire de la manière dont il l'ordonnait. Liven est trop lent, elle le repousse violemment et se précipite sur la porte...close. Sorel le sermonne, Liven se reprend. Soudain, il doit faire face à une tentative d'attaque, dommage pour elle qu'il soit si doué à repérer la confection des sorts. Il heurte sa volonté à celle décuplée par la peur de la jeune femme, de la cible. Le choc la surprend et elle abandonne trop vite. Sorel lui dit d'attendre et de recommencer mais il n'a aucune envie de l'écouter. Il veut simplement obtenir le résultat voulu le plus rapidement possible. Liven force encore, ressent son énergie qu'il écrase de la sienne. A un moment donné, il sent le passage où son énergie commence à ne plus avoir d'importance, où un autre champ de possible l'attend. Surpris, il s'arrête. Sorel se tait, il le laisse jouer. La jeune femme a glissé au sol, secouée de tremblements. Liven part en guette d'une indication d'un regard, Sorel lui dit de continuer. Alors, il continue... il refait une dizaine de tentatives avant d'y parvenir, à un degré infime. Maintenant il réalise combien la magie traditionnelle est limitée, combien la puissance qu'il pourrait acquérir surpasserait toutes les autres. Dire que Sorel la maîtrise...
Le jeune homme pose sa main sur son épaule, glisse un murmure à son oreille. L'un de ces murmures glaçants et effroyables qui remplissent Liven de crainte. Puis Sorel s'écarte. La jeune femme est prostrée, épuisée, misérable devant la porte. Liven la plaque au mur par la simple volonté de son esprit, puis, il essaye les possibilités. Il ne frémit ni au sang qui ruisselle où vient tâcher son propre visage, ni aux hurlements qu'elle pousse et qui résonnent dans la petite salle. Sang... tout est sang. Il traque la magie noire qu'il parvient à atteindre et qui l'abandonne à nouveau, par à coups, comme s'il ne parvenait pas à trouver le juste milieu. Il débute, il est encore hésitant, c'est normal. Liven ne s'arrête pas, même après qu'elle ait perdu connaissance, même après qu'elle soit morte, même après qu'il contemple son carnage d'un œil intéressé et surpris. Surpris que ce soit terminé si vite. La magie noire le quitte, il ne comprend pas pourquoi, il n'a pas tout compris. Il se tourne vers Sorel, frustré. Son mentor se dirige vers la porte, fait entrer une autre personne. C'est un homme cette fois. Ça ne fait aucune différence, c'est simplement un cobaye pour qu'il puisse tester sa puissance. Liven n'hésite pas cette fois-ci, il ne tergiverse pas. La vérité... La vérité c'est qu'il aime ça. La torture n'est que la partie désagréable de l'exercice. Le plus intéressant reste la maitrise qu'il lui reste à acquérir. Il en frémirait presque d'excitation. La vérité, c'est qu'il ne vaut pas mieux que Sorel. A son oreille le chuchotement du jeune homme se fait pressant : « réessaie ».
Cri, brutal, soudain, douloureux, atroce. Un cri qui se retrouva presque immédiatement étouffée par l'oreiller dans lequel Liven enfouit son visage. Non... Non... NON ! Il sentit son corps secoué de tremblements violents et incontrôlables, il gémit en revoyant les images se succéder comme si elles étaient réelles. Contre son visage, il serra son oreiller jusqu'à en avoir presque du mal à respirer. Non... Il avait presque eut l'impression d'y être à nouveau, il avait presque pu sentir l'affreuse odeur du sang, il avait presque pu ressentir le plaisir qu'il y avait pris. Non... Il sentit sa poitrine se soulever au rythme de sanglots muets, la sueur glacées perler sur sa peau nue, les larmes d'effroi couler de ses yeux clos. Non... pas encore. Pas encore ce rêve-ci, ce cauchemar qu'il ne supportait plus de subir. C'était encore pire d'y assister en spectateur, c'était encore pire d'y assister en se voyant dans la peau de l'assassin, c'était encore pire que tout ce qu'on pouvait imaginer. Liven se calma lentement, très lentement. Loghan avait du l'entendre. Il l'entendait toutes les nuits ou presque. Il ne devait même plus en être étonné. La respiration saccadée, Liven se redressa sur son lit pour passer en position assise. Un bref regard à sa montre lui appris qu'il était une heure trente du matin. Chancelant, il se leva, atteignit la porte sans trop savoir comment. Ses oreilles résonnaient encore des hurlements, ses narines sentaient encore l'humidité et le sang. Il se sentit sur le point de vomir. Il ouvrit rapidement la porte, se coula dans le salon avant de disparaître dans la salle de bain attenante à la chambre. Non... Il revoyait le visage de la jeune femme aussi distinctement que si elle s'était retrouvée devant lui. Comment avait-il pu détourner le regard de ses yeux terrorisés ? Comment avait-il pu ignorer son appel à l'aide ? Comment avait-il pu faire...ça ? Liven succomba à la nausée, sentant douloureusement son estomac vide se contracter pour cracher le liquide infâme qu'il comptenait. Il appuya sur la chasse d'eau en se redressant lentement, éprouvé. Une main sur le lavabo pour s'aider à se maintenir debout, il tendit l'autre vers la porte pour en tourner le verrou. Puis il se retourna pour éclabousser son visage d'eau glacée, se passer le jet sur le crâne. Pour passer ses bras même sous l'eau claire qui l'apaisait. Puis, lentement, le visage encore dégoulinant, il releva la tête pour regarder son reflet. Il était livide, il était visiblement effrayé, mais aucun de ces détails ne retinrent son attention. La seule chose qu'il vit furent ses yeux. Des yeux d'un bleu glacial, d'une clarté effrayante... Des yeux froids, durs et brillants. Des yeux... Ses yeux... Liven se remit à trembler en baissant la tête au dessus du lavabo et fermant les yeux. Il se détestait, il se dégoutait. Il ne parvenait pas à chasser ces images de son esprit. Il ne parvenait pas à oublier un passé trop lourd, trop douloureux, trop insupportable. Il avait eu tord, la fin ne justifiait pas les moyens, pas ces moyens, pas cette violence gratuite, cette injustice criante, cette monstruosité vers laquelle il s'était laissé entrainer.
D'une main hésitante, il finit par saisir une serviette avec laquelle il s'essuya en ayant plus ou moins conscience que c'était terminé, que ce n'était qu'un rêve. Sauf que c'était bien plus... Il ébouriffa négligemment ses cheveux devenus châtain clair puis laissa la serviette autour de sa nuque avant de retirer le verrou de la porte. Un rêve, un simple mauvais rêve. Il n'avait qu'à se rendormir. Tout cela, c'était loin maintenant, loin derrière lui. Inutile, ces mots qu'il se répétait lui semblaient ne plus avoir le moindre sens. Inutile, il laissa retomber son front contre le bois de la porte. Putain, mais qu'est ce qu'il faisait ?! Il savait de quoi il avait été capable, et pourtant il jouait encore avec le feu ? Il allait retourner se coucher et sitôt qu'il le pourrait il irait recommencer à s'essayer à la magie noire ? Ses yeux se fermèrent brutalement, ses sourcils se froncèrent, sa respiration redevint irrégulière. N'avait-il pas commis suffisamment d'erreurs ? N'avait-il pas commis suffisamment d'atrocités ? Trop d'horreurs commises et trop peu admises, trop de souffrances, trop de remords. Liven recula sans rouvrir les yeux, s'aidant du lavabo pour se repérer. Son dos finit par rencontrer le carrelage froid de l'autre côté, il se laissa glisser au sol. Avait-il oublié ? Ses cauchemars ne lui rappelaient-ils pas suffisamment souvent ce qu'il avait fait ? Ce qu'il avait même fait sciemment ? Liven prit une grande inspiration hachée. Il se détestait, il avait cédé à ses instincts les plus bas et les plus vils avant de céder à la magie noire. La souffrance qu'il connaissait à présent n'était que le juste retour des choses, un prix qu'il devait accepter en silence et sans se plaindre s'il voulait un jour être capable de se pardonner. Il se dégoutait. C'était un être méprisable qui se cachait sous des dehors d'altruisme et d'héroïsme. Comment avait-il pu supporter de vivre si longtemps avec ce poids sur les épaules ? Comment pouvait-il accepter d'ignorer des pans entiers de sa vie qui justifieraient sans fois sa propre mort ? Les genoux relevés, il posa ses coudes sur ces-derniers avant d'apposer ses paumes contre ses yeux, les doigts levés au-dessus de son front. Il était ignoble et pitoyable. Son torse se soulevait au rythme d'une respiration irrégulière qui en devenait presque douloureuse. Le tout dans un silence parfait. Comment pourrait-il tolérer que Loghan sache exactement de quoi il retournait ? Comment pourrait-il sauvegarder un minimum d'espoir et de fierté si ce type devait être au courant ? Si n'importe qui devait être au courant... Non, c'était trop, c'était trop dur. Il retint ses larmes sans savoir où il en trouvait la force. Surtout ne pas se poser de question, ne rien penser d'autre qu'au fait que c'était terminé. Sauf que les images ne disparaissaient pas aussi aisément, sauf que les hurlements ne s'évanouissaient pas en parfaite impunité, sauf qu'il serait parfaitement injuste qu'il s'en sorte aussi facilement. Liven n'aspirait qu'à fuir cette torture, pourtant il voulait la subir. Pour se punir, pour se repentir, pour se rappeler aussi ce qu'il devait éviter à tout prix. Il n'aspirait qu'à la tranquillité de l'esprit et savait qu'elle ne pouvait lui être offerte. Il n'aspirait qu'à oublier ce dont il se rappellerait toute sa vie. Son corps se détendit lentement. Il devait subir tout ça, il devait avoir mal, au plus profond de lui pour excuser et compenser toutes les fois où il avait enfoui cette douleur, où il l'avait méprisé.
Liven resta un long moment ainsi prostré, livré à ses propres craintes, à ses propres regrets, conscient que jamais il ne parviendrait à les effacer. D'ailleurs, il n'était plus convaincu de vouloir le faire. Il n'avait plus aucune certitude. Il ne savait même plus pour quelle raison il lui faudrait se lever d'ici quelques heures. Liven savait qu'il avait mérité ce qu'il lui arrivait. Malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de vouloir s'y défiler. Il ne pouvait s'empêcher de souhaiter que ça ne soit jamais arrivé. Dire qu'en un an seulement sa vie avait basculé. Il voulut se lever, regagner sa chambre, n'en trouva pas la force. Oubliant qu'il avait déverrouillé la porte, il se crut à l'abri. Juste attendre, attendre de pouvoir se supporter à nouveau, attendre que tout finisse un jour ou l'autre, attendre jusqu'à la nuit prochaine où un cauchemar peut être moins violent le réveillerait à son tour. Liven posa son front sur ses genoux tandis que ses bras entouraient ses jambes. Comme lorsqu'il n'était qu'un adolescent et qu'il songeait à ce double meurtre qu'il avait commis par accident. En comparaison sa peine d'alors lui paraissait négligeable. Peut être n'avait-il pas changé au fond. Il répétait les mêmes schémas, ne sachant que détruire, à longueur de temps. ...Que devait-il faire ? Il n'avait pas la réponse à cette question, personne ne l'avait. Il revoyait le sang, il s'imaginait que la salle de bain en était pleine, il s'imaginait Sorel dans son temps distillant son poison, ses paroles doucereuses qui l'avaient brisé. Liven s'abandonna à sa détresse sans garde fou auquel se raccrocher, comme s'il chutait irréversiblement dans un abîme trop profond et trop sombre pour que quiconque vienne le chercher. Il voulait être seul. Seul pour souffrir en silence, seul pour ne pas blesser les autres, seul pour ne pas se blesser lui-même. Mais vraiment, cela faisait trop mal...