« Les grandes choses de ce monde ne sauraient s'accomplir sans sacrifices. Plus ils blessent et nous piquent, plus le mérite est grand et l'acte louable. Sacrifie tout ce dont tu ne crois pouvoir te défaire ; tu comprendras que plus rien dès lors ne se trouve hors de portée. » Le lourd tissu de son manteau retomba mollement sur ses épaules tandis que, sa pensée ayant suspendu son geste, il entreprit de l'ajuster d'un air soucieux et distrait. Calmement, il récupéra son arme posée sur la vieille table de réception, devant le fauteuil décrépi où il s'était installé. Son regard glissa avec indifférence et lassitude sur l'état passablement délabré de la pièce, pendant que ses doigts lestes achevaient d'épousseter le feutre ou de dégager l'étreinte de son écharpe ivoirine. Le rectangle allongé qu'elle constituait, donnait à ses dimensions une impression de fuite et d'étroitesse alors même qu'elle disposait d'un espace appréciable. Enterrée pour plus de la moitié, elle offrait le luxe de fenêtres ramassées s'étirant sur toute la longueur du mur. Ternes, sales, jaunis, elles filtraient une lumière froide et atténuée teintant les murs d'un timide et pâle halo jaunâtre qui, s'il offrait une luminosité parfaitement satisfaisante, renforçait nettement la sensation de défraîchissement que l'on pouvait ressentir. Leur mosaïque se trouvait accolée à un plafond bas soutenu par trois piliers qui, comme le reste des murs mis à nus, affichaient le béton gris et brut hérité de leur construction. A l'opposé des fenêtres, rendues borgnes par la saleté et le temps, un grand miroir habillait ce sous-sol et donnait une impression d'espace d'autant plus saisissante que son ameublement était pauvre. Collée contre le mur extérieur, une table longue de cinq à six mètres occupait la majeur partie de la pièce, comme abandonnée et oubliée. Ses pieds finement ouvragés, la marqueterie élégante de son plateau, ses arabesques dorées, tout laissait deviner un objet d'une grande distinction derrière l'épaisse couche de poussière qui le recouvrait, le vernis abimé, le bois bossu, craquelé ou rongé. A son image, une dizaine de fauteuils l'accompagnaient, pour la plupart empilés sans le moindre soin dans un coin de la salle. Deux se trouvaient à leur place attendue, rangés sous la table, laissant la poussière s'entasser en leur sommet, le tissu pourpre élimé et les dorures rouillées. Un autre faisait face à celui de Liven, dos au miroir tandis que celui que le jeune homme venait de quitter se trouvait négligemment tiré et tourné à demi en travers de la table, rompant avec l'unité des lignes à angle droit de la pièce. A son mouvement, les fines particules de poussière se soulevèrent dans les volutes de l'air déplacé, scintillant avec lenteur dans les rayons pâles qui tombaient des fenêtres obscures. Liven détourna les yeux pour ne plus s'intéresser qu'à sa montre et à l'heure du rendez-vous qui approchait, détournant son attention de la doctrine que Sorel avait patiemment distillée en lui et qu'il s'apprêtait à transmettre à son tour.
Un instant immobile, il laissa ses souvenirs l'envahirent en écho aux paroles de celui qui l'avait formé à la magie noire. Son regard vague se perdit dans la contemplation du miroir qu'il ne semblait pourtant distinguer. Honnêtement, que n'avait-il pas sacrifié ? Non. Il devait chasser cette mélancolie douloureuse et chargée de regrets. Jamais il ne pourrait revenir sur son passé ; il ne pouvait plus qu'y faire face, d'une façon ou d'une autre. Aujourd'hui, ce n'était plus de lui dont il était question, perdu comme il l'était dans l'abîme insondable de souffrances où il s'était laissé entraîner. Aujourd'hui, seul importait celle dont il attendait sa rédemption ou sa condamnation. Arya n'en avait peut être pas conscience, mais les enjeux de son apprentissage dépassaient de très loin ses propres considérations et désirs de puissance. Liven ne cherchait plus à la dissuader de l'aberration à laquelle elle aspirait, il ne cherchait plus à repousser l'échéance de devoir répondre à ses attentes, il ne cherchait plus à fuir ses propres démons, résolu à mettre tôt ou tard un terme à cet enfer. Étrangement, depuis qu'il en avait pris conscience, depuis qu'il s'était enfoncé cette aiguille dans le bras, depuis qu'il avait accepté l'inévitable destin vers lequel il se dirigeait, il se sentait apaisé. Un soulagement insidieux le dominait à l'idée que bientôt, tout serait fini. Cet absolu était sa seule certitude, la seule à laquelle il pouvait s'abandonner, la seule pour laquelle il trouvait encore la force de combattre et de s'acharner contre lui-même dans un ultime effort, un sursaut de volonté inflexible. Ces trois dernières semaines, son hésitation avait été encore fortement visible. Il n'avait enseigné à Arya que des exercices de base qui n'impliquaient pas de bouleversements importants par rapport à un entraînement à la magie conventionnelle. Surtout théorique, il avait détaillé très précisément l'action de la magie noire sur le corps et l'esprit du magas, la mettant constamment en garde contre tel ou tel aspect. Les sorts les plus élémentaires, il les lui avait transmis, sachant qu'elle en serait peu affectée et se plaisant de son côté à les effectuer pour s'enivrer toujours davantage de la sensation qui l'envahissait dès lors. Doucement, il avait recommencé à perdre le contrôle, à se laisser de plus en plus séduire par ce jeu dangereux qui consistait à frôler le moment où il risquait de s'abandonner à la puissance occulte. Le moindre sort devenait une tentation à laquelle il avait de plus en plus de mal à résister, à tel point qu'il préférait encore s'en abstenir autant que possible. Les migraines se faisaient quotidiennes, tout comme les nausées d'un corps poussé à ses limites et que la fatigue affaiblissait sans relâche. Jusqu'à aujourd'hui... jusqu'au moment où il avait enfin réaliser ce qu'il devait faire. Il fallait que cela cesse au plus vite, et pour cela, il devait continuer.
On pouvait reprocher à Liven nombre de ses défauts, son avidité, son ambition, son idéalisme, son extrémisme, son impulsivité... Pourtant l'on ne pouvait lui enlever son réalisme, son pragmatisme et son obstination. Lorsqu'il avait rencontré Sorel, il n'était qu'un jeune homme arrogant, idéaliste, aveuglé par sa colère et sa frustration. Sa rancune et son impuissance l'avaient tout droit mené jusqu'à lui, jusqu'à l'horreur qu'il lui avait proposé et enseigné. Il s'était appliqué avec zèle à gagner en puissance. Il s'était obstiné avec délectation à confondre sa haine et son impunité. Il avait lui-même ériger les barreaux de la prison de souffrances où il se trouvait encore enfermé aujourd'hui. Mais il l'avait fait en toute connaissance de cause. Jamais il n'avait sous-estimer la puissance destructrice de la magie noire et pourtant, il avait continué. Jamais il n'avait cru pouvoir se pardonner les horreurs que Sorel lui demandait de commettre et pourtant, il avait continué. Jamais il n'avait songé que les choses pourraient redevenir comme autrefois et pourtant, il avait continué. Ses choix, ses peines, Liven les assumait. Nul autre ne pouvait porté la responsabilité de ce qu'il avait accompli ; il n'envisageait même pas qu'il en fût autrement. Aujourd'hui encore, il se détruisait à petit feu. A chaque fois qu'il s'essayait à la magie noire, à chaque fois qu'il se réveillait la nuit, à chaque fois qu'il voyait ce qu'il était devenu... par ses propres pêchés. Là aussi, il avait cessé de se leurrer et de se perdre en illusion. Deux jours auparavant, pathétique, lorsque submergé par la fatigue et le désespoir il avait baissé les bras face à cette douloureuse constatation, il avait fait le choix de ne plus fuir la réalité. Les choses lui apparaissaient à présent aussi simples qu'évidentes. Liven savait qu'il n'aurait jamais la force de continuer éternellement cette lutte contre lui-même, contre son désir inextinguible de goûter à la magie noire. Il savait que celle-ci le détruisait ; non seulement son corps amaigri et affaibli, mais aussi son esprit brisé et effrayé. Bientôt, il ne serait plus capable de faire la part des choses, bientôt, il se laisserait totalement submergé par l'euphorisante folie qui le guettait, bientôt, il cesserait d'être lui-même pour se transformer en cet être effrayant de cruautés et d'ambitions malsaines que Sorel avait tenté de construire à son image. Non, il ne pourrait pas l'empêcher. Penser le contraire c'était se montrer ridiculement naïf et prétentieux. Il ne l'avait que trop été... La seule solution était de trouver un magas suffisamment puissant pour pouvoir contrôler la magie noire et l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard. La seule solution était de s'opposer le plus rapidement possible l'adversaire qui saurait mettre un terme à cette dérive à sa place. La seule solution était d'entraîner Arya afin qu'elle devienne ce magas, même si cela impliquait qu'il accélérerait le processus d'autodestruction. Il devait poursuivre cette folie afin qu'elle puisse y mettre un terme.
C'est pourquoi Liven avait cessé de fuir. Prendre conscience de cette fatalité l'avait aidé à pouvoir y faire face tout en se condamnant définitivement. Sacrifice... Pressé par l'échéance de sa perdition qui approchait à grands pas, il ne pouvait plus tergiverser sur le rôle qu'il consentait à donner ou non à Arya. Elle était là pour lui, elle le serrait toujours... quoiqu'il puisse lui demander. C'était maintenant que les choses sérieuses pouvaient commencer. Les discours théoriques, les sorts d'esbroufe, la sauvegarde de sa sensibilité, il n'avait plus le temps pour tout cela. Si Arya passait ce test, elle dépasserait un stade décisif dans son apprentissage de la magie noire ; alors il saurait qu'il pourrait lui faire aveuglément confiance lorsque le moment serait venu. Sacrifice... il se sacrifiait pour elle pour qu'elle se sacrifie pour lui. « Si tu as encore quelque chose à sacrifier tu ne parviendras jamais à maîtriser la magie noire. » Les mots de Sorel, encore, comme une litanie interminable qui défilait dans son esprit. Liven ne savait s'il devait s'en réjouir. Oui, il avait encore des choses à sacrifier et il les abandonnerait avant de les détruire. Sacrifice... Sorel lui avait tatoué cette notion sous la peau. Il en avait déjà fait tellement, il en avait déjà tellement provoqué. Sacrifice... Liven releva les yeux, prêt à partir rejoindre l'élève qui un jour, devra choisir pour lui. Des yeux d'un bleu épuré qui en rencontrèrent d'autres... Il était là, devant lui, à nouveau. Ces longs cheveux noirs fins et élégants, ce teint blafard qui renforçait le contraste, ce visage jeune et noble, ces yeux... ses yeux intensément bleus, intensément clairs, qui le fixaient avec cette lueur malsaine dans le prunelle, ce vice à la fois terrifiant et séduisant. Liven se figea instantanément, traversé dans la seconde d'un éclair de stupeur incrédule et effrayée. Non, c'était impossible. Les réflexes l'emportèrent sur la rationalité, le miroir explosa littéralement. Les débris glissèrent et ricochèrent sur le sol avec un tintement cristallins qui résonna dans la salle. La lumière se diffracta à leur rencontre, faisant miroiter leur éclat dispersé. Haletant, Liven sentit ses muscles se détendre en même temps qu'il prenait conscience que Sorel n'avait jamais été présent dans cette pièce. Ce qu'il venait d'attaquer, c'était son propre reflet. Il se laissa reculer contre le mur auquel il s'adossa pour y fermer les yeux et calmer les battements affolés de son cœur. Il avait confondu leur image, leurs yeux presqu'en tout point identiques. Était-il devenu ce qu'il détestait le plus au monde ? Liven ne tarda pas à reprendre le contrôle de ses émotions, l'effet de l'adrénaline retombant. Avant de partir, Sorel avait-il eu la même idée que lui ? Avait-il cherché en Liven celui qui arrêterait sa folie avant de se raviser au dernier moment ? Troublé, il attendit encore un instant avant de sortir d'un pas énergique. Liven avait besoin de fuir cet endroit, de partir aussi vite que possible, de disparaître qui sait...
Les quartiers mal famés n'étaient évidemment pas l'endroit le plus fréquentable de Sannom mais pour le coup, Liven s'était surpassé dans le choix du lieu de l'entraînement d'Arya. La seule évocation que l'on aurait pu avoir de cet endroit était celle d'un coupe-gorge. Les rues serrées, emplies de ténèbres, étaient une invitation aux guet-apens. Le délabrement des bâtiments, presque des ruines pour certains, n'évoquait qu'une misère effroyable. Les habitants n'étaient que renégats, trafiquants, meurtriers en tout genre. S'il n'avait fait jour, Liven lui même aurait hésité à s'aventurer seul si profondément dans les quartiers mal famés. Ce serait la première épreuve qui attendait la jeune femme. Après quelques pas, il s'arrêta au coin de la bâtisse qu'il avait réquisitionné pour l'occasion. Maintenant, ne restait plus qu'à l'attendre. Qu'elle vienne vite... il avait besoin d'elle. Le vent s'était levé et jouait à chasser ses cheveux sur son front, le tissu de son manteau et du jean gris qui l'habillaient étant trop épais pour en souffrir le désagrément. C'est avec bonheur qu'il accueillait en revanche les gifles glacées qui s'abattaient sur son visage aux intervalles espacées des rafales. Elles avaient le mérite de le maintenir alerte en l'empêchant de se perdre dans la somnolence coutumière d'une mélancolie qui n'avait plus lieu d'être. L'attente se prolongeant, l'inquiétude prit lentement forme dans son esprit qui recommençait à analyser froidement les éléments disjoints de sa vie. Seule cette distance relative lui permettait de rester immobile contre ce mur plutôt que plonger dans les méandres dangereux des alentours à la recherche de la jeune femme pour qui il aurait oublié toute prudence si elle le lui avait demandé. S'obligeant avec sévérité à un rationalisme excessif pour juguler son inquiétude autant que son appréhension à l'idée de ce qu'il allait lui faire subir, il composa peu à peu le masque qui le préserverait un temps soit peu durant cette épreuve, qui lui permettrait de ne pas prendre trop violemment les conséquences en pleine figure. De façon nettement perceptible quoique progressive, les lignes de son front se relâchèrent, ses yeux plissés et songeurs se firent neutres et alertes, sa mâchoire se ferma tranquillement pour sceller un visage devenu aussi glacial que le vent qui s'engouffrait dans la ruelle. Son regard se remplit d'une morne indifférence mêlée d'une sorte de préoccupation élevée et haineuse qui laissait deviner que ses pensées n'appartenaient qu'à lui et qu'il n'y aurait aucun moyen de le forcer à les dévoiler. Ses épaules se tassèrent tandis que son cou s'étira quelque peu, inclinant sa tête au-dessus du sol à ses pieds, centre de son attention. Son maintient s'en trouva distinctement transformé. Plutôt que se tenir droit et assuré, Liven adoptait une position d'apparente décontraction qui trahissait bien au contraire une posture ramassée comme pour passer à l'attaque ou en éviter une. De fait, il paraissait un peu moins grand et un peu plus dangereux. Le jeune homme enfonça davantage ses mains dans son manteau pour que ses coudes ne soient pas gênés par le mur et ce fut le moment qu'il choisit pour ramener ses yeux vers la sortie de la ruelle, sans pour autant relever sa tête. Si la silhouette de la jeune femme lui procura un même soulagement et une même consolation, il n'en témoigna rien. Toujours immobile, elle attendit qu'elle se rapproche, la fixant presque sans ciller d'un regard de dessous qui se voulait volontairement froid et distant pour ne pas dire agressif. Pourtant, il observait en lui-même sa démarche à la fois vive et élégante, ses cheveux blonds auxquels des rayons de soleil égarés s'accrochaient, son visage trop observé mais toujours aimé. Être avec Arya lui faisait du bien. Avec elle, il n'avait pas besoin de tricher, elle connaissait tout de lui. Même s'il avait fini par accorder sa confiance à Loghan et à lui révéler la vérité sur ses petites fugues intempestives, Liven ne s'était pas résolu cette fois encore à abandonner l'idée de le semer avant de se rendre en ce lieu. Ce qu'ils y partageraient ne devrait jamais appartenir qu'à leur même mémoire, qu'à leur même culpabilité. Un soupir hésita à franchir ses lèvres avant que Liven ne le retienne. Non, sa décision était prise. Même s'il la blessait sur le moment, il n'avait pas le droit d'y renoncer... Il aurait voulu que ce fut quelqu'un d'autre. Sitôt qu'elle fut à porter de voix, il ne lui laissa pas le temps d'entamer leurs relations coutumières d'amitié complice. Se décollant soudain du mur en un mouvement aussi vif que parfaitement contrôlé, il la jaugea d'un regard mort, éteint, absent. Il aurait voulu que ce fut quelqu'un d'autre... mais c'était elle. C'était impardonnable...
- Viens avec moi.
Les mots claquèrent dans l'air aussi brusquement et distinctement que la raffale qui les emporta au loin. Né et éteint d'un souffle, l'impératif n'attendait aucune réplique. Si le ton était relativement neutre, l'articulation était trop marquée pour ne pas trahir une certaine brutalité que ses accrocs coutumiers renforçaient vigoureusement. Le souvenir de sa voix grave s'évanouissait à peine qu'il tournait déjà les talons pour revenir à la bâtisse, traversant le petit jardinet abandonné aux mauvaises herbes, montant rapidement l'escalier au bois vermoulu, passant la porte d'entrée, s'arrêtant soudain devant une porte pour s'effacer à demi devant la jeune femme. Ca aurait du être n'importe qui d'autre sauf elle... Il ne voulait pas la sacrifier. L'espace d'une seconde, Liven sembla hésiter. A nouveau, le regard du jeune homme se posa sur Arya en une excuse muette, en une détresse résignée. Maintenant, c'était maintenant ou jamais. Si elle descendait cet escalier, elle ne pourrait plus jamais reculer. Liven recula d'un pas, inspira doucement avant de détourner son regard en silence sur le mur qui lui faisait face, s'occupant à recomposer son masque. Si elle descendait cet escalier, il ne pourrait plus jamais flancher. Liven ne tourna son visage à nouveau vers elle que lorsqu'en le dépassant, ses cheveux effleurèrent sa joue. Elle s'engagea sur les premières marches et il lui emboîta le pas, scellant l'accord tacite qu'ils venaient de passer... dont elle aurait tout à regretter. Liven eut soudain un sentiment d'irréalité, comme si ce qu'ils vivaient à présent dans cette pièce était en dehors de toute temporalité, en dehors de tout ce qui pouvait se concevoir. Peut être qu'au fond les restes éparses de sa moralité lui rappelaient que ce qu'ils s'apprêtaient à faire était tout simplement inimaginable ? Le jeune homme ignora sciemment ces considérations. Résolu, résigné et réaliste, il savait qu'aujourd'hui s'opérait le basculement ; celui où il redevenait pour un temps celui qui avait suivi avidement les cours de Sorel et qui s'apprêtait à suivre les progrès de son élève. Après cette séance, il savait que rien ne pourrait atténuer la haine qu'il se porterait... Parvenant enfin au sous-sol, il se glissa de fait juste derrière la jeune femme, saisissant fermement son bras au niveau du coude pour l'obliger à ne pas se détourner, pour ne pas avoir à la regarder dans les yeux mais aussi pour qu'elle comprenne enfin ce que la magie noire impliquait.
Devant eux, sur ce fauteuil qui faisait face à celui que Liven avait occupé tandis qu'il le surveillait, un homme était assis. Relativement petit, il n'en restait pas moins qu'il était visiblement un peu plus âgé qu'eux. Ses chevilles faisaient corp avec les pieds du meuble, attachées à l'aide d'une corde fine et visiblement serrée. Ses poignets avaient subi le même sort et reposaient sur les acoudoirs rouillés. Un jean de marque ainsi qu'un col roulé constituait son habillement qui témoignait à la fois d'un certain soin porté à lui-même et à la fois d'une décontraction tout à fait commune. Son visage demeurait dissimulé par un sac en tissu noir, large et épais posé sur sa tête. Liven n'avait pas voulu l'obliger à affronter ça.
- Réveillé ?
Liven fit léviter un éclat du miroir détruit pour entailler la main de l'inconnu. Un sursaut violent s'empara de l'homme dont pourtant l'on n'entendit aucun bruit.
- On dirait bien.
Le sort que Liven avait placé autour de lui résista encore à la tentative de sa proie pour le briser mais de toute évidence se n'était pas sa première, la défense faiblissait. Liven détruisit son sort mentalement avant de contrer aussitôt celui qui visait à l'atteindre. Il s'occupa sans mal de maintenir son adversaire impuissant en désamorçant ses sorts aussi vite qu'il tentait de les mettre en oeuvre. Ce ne fut qu'une question de seconde avant que le magas n'abandonne face à la résistance calme et méthodique de Liven pour qui tout ceci n'était qu'un simple divertissement tant il était accoutumé à l'exercice. Impossible toutefois que l'échange de tensions magiques ait pu passer inaperçu à Arya. Toujours en la tenant, toujours en refusant de la regarder, Liven s'exprima d'un ton froid, presque impersonnel.
- Exercice n°1, la magie noire est une magie purement offensive. Dans un premier temps je veux que tu désamorces chacun des sorts qu'il tentera. C'est de la magie conventionnelle, rien d'insurmontable n'est ce pas ?
Elle avait descendu les escaliers, elle n'avait pas le droit de dire non. Il avait fait son choix, il n'avait pas le droit de la mettre à l'abri... de lui-même.
Un instant immobile, il laissa ses souvenirs l'envahirent en écho aux paroles de celui qui l'avait formé à la magie noire. Son regard vague se perdit dans la contemplation du miroir qu'il ne semblait pourtant distinguer. Honnêtement, que n'avait-il pas sacrifié ? Non. Il devait chasser cette mélancolie douloureuse et chargée de regrets. Jamais il ne pourrait revenir sur son passé ; il ne pouvait plus qu'y faire face, d'une façon ou d'une autre. Aujourd'hui, ce n'était plus de lui dont il était question, perdu comme il l'était dans l'abîme insondable de souffrances où il s'était laissé entraîner. Aujourd'hui, seul importait celle dont il attendait sa rédemption ou sa condamnation. Arya n'en avait peut être pas conscience, mais les enjeux de son apprentissage dépassaient de très loin ses propres considérations et désirs de puissance. Liven ne cherchait plus à la dissuader de l'aberration à laquelle elle aspirait, il ne cherchait plus à repousser l'échéance de devoir répondre à ses attentes, il ne cherchait plus à fuir ses propres démons, résolu à mettre tôt ou tard un terme à cet enfer. Étrangement, depuis qu'il en avait pris conscience, depuis qu'il s'était enfoncé cette aiguille dans le bras, depuis qu'il avait accepté l'inévitable destin vers lequel il se dirigeait, il se sentait apaisé. Un soulagement insidieux le dominait à l'idée que bientôt, tout serait fini. Cet absolu était sa seule certitude, la seule à laquelle il pouvait s'abandonner, la seule pour laquelle il trouvait encore la force de combattre et de s'acharner contre lui-même dans un ultime effort, un sursaut de volonté inflexible. Ces trois dernières semaines, son hésitation avait été encore fortement visible. Il n'avait enseigné à Arya que des exercices de base qui n'impliquaient pas de bouleversements importants par rapport à un entraînement à la magie conventionnelle. Surtout théorique, il avait détaillé très précisément l'action de la magie noire sur le corps et l'esprit du magas, la mettant constamment en garde contre tel ou tel aspect. Les sorts les plus élémentaires, il les lui avait transmis, sachant qu'elle en serait peu affectée et se plaisant de son côté à les effectuer pour s'enivrer toujours davantage de la sensation qui l'envahissait dès lors. Doucement, il avait recommencé à perdre le contrôle, à se laisser de plus en plus séduire par ce jeu dangereux qui consistait à frôler le moment où il risquait de s'abandonner à la puissance occulte. Le moindre sort devenait une tentation à laquelle il avait de plus en plus de mal à résister, à tel point qu'il préférait encore s'en abstenir autant que possible. Les migraines se faisaient quotidiennes, tout comme les nausées d'un corps poussé à ses limites et que la fatigue affaiblissait sans relâche. Jusqu'à aujourd'hui... jusqu'au moment où il avait enfin réaliser ce qu'il devait faire. Il fallait que cela cesse au plus vite, et pour cela, il devait continuer.
On pouvait reprocher à Liven nombre de ses défauts, son avidité, son ambition, son idéalisme, son extrémisme, son impulsivité... Pourtant l'on ne pouvait lui enlever son réalisme, son pragmatisme et son obstination. Lorsqu'il avait rencontré Sorel, il n'était qu'un jeune homme arrogant, idéaliste, aveuglé par sa colère et sa frustration. Sa rancune et son impuissance l'avaient tout droit mené jusqu'à lui, jusqu'à l'horreur qu'il lui avait proposé et enseigné. Il s'était appliqué avec zèle à gagner en puissance. Il s'était obstiné avec délectation à confondre sa haine et son impunité. Il avait lui-même ériger les barreaux de la prison de souffrances où il se trouvait encore enfermé aujourd'hui. Mais il l'avait fait en toute connaissance de cause. Jamais il n'avait sous-estimer la puissance destructrice de la magie noire et pourtant, il avait continué. Jamais il n'avait cru pouvoir se pardonner les horreurs que Sorel lui demandait de commettre et pourtant, il avait continué. Jamais il n'avait songé que les choses pourraient redevenir comme autrefois et pourtant, il avait continué. Ses choix, ses peines, Liven les assumait. Nul autre ne pouvait porté la responsabilité de ce qu'il avait accompli ; il n'envisageait même pas qu'il en fût autrement. Aujourd'hui encore, il se détruisait à petit feu. A chaque fois qu'il s'essayait à la magie noire, à chaque fois qu'il se réveillait la nuit, à chaque fois qu'il voyait ce qu'il était devenu... par ses propres pêchés. Là aussi, il avait cessé de se leurrer et de se perdre en illusion. Deux jours auparavant, pathétique, lorsque submergé par la fatigue et le désespoir il avait baissé les bras face à cette douloureuse constatation, il avait fait le choix de ne plus fuir la réalité. Les choses lui apparaissaient à présent aussi simples qu'évidentes. Liven savait qu'il n'aurait jamais la force de continuer éternellement cette lutte contre lui-même, contre son désir inextinguible de goûter à la magie noire. Il savait que celle-ci le détruisait ; non seulement son corps amaigri et affaibli, mais aussi son esprit brisé et effrayé. Bientôt, il ne serait plus capable de faire la part des choses, bientôt, il se laisserait totalement submergé par l'euphorisante folie qui le guettait, bientôt, il cesserait d'être lui-même pour se transformer en cet être effrayant de cruautés et d'ambitions malsaines que Sorel avait tenté de construire à son image. Non, il ne pourrait pas l'empêcher. Penser le contraire c'était se montrer ridiculement naïf et prétentieux. Il ne l'avait que trop été... La seule solution était de trouver un magas suffisamment puissant pour pouvoir contrôler la magie noire et l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard. La seule solution était de s'opposer le plus rapidement possible l'adversaire qui saurait mettre un terme à cette dérive à sa place. La seule solution était d'entraîner Arya afin qu'elle devienne ce magas, même si cela impliquait qu'il accélérerait le processus d'autodestruction. Il devait poursuivre cette folie afin qu'elle puisse y mettre un terme.
C'est pourquoi Liven avait cessé de fuir. Prendre conscience de cette fatalité l'avait aidé à pouvoir y faire face tout en se condamnant définitivement. Sacrifice... Pressé par l'échéance de sa perdition qui approchait à grands pas, il ne pouvait plus tergiverser sur le rôle qu'il consentait à donner ou non à Arya. Elle était là pour lui, elle le serrait toujours... quoiqu'il puisse lui demander. C'était maintenant que les choses sérieuses pouvaient commencer. Les discours théoriques, les sorts d'esbroufe, la sauvegarde de sa sensibilité, il n'avait plus le temps pour tout cela. Si Arya passait ce test, elle dépasserait un stade décisif dans son apprentissage de la magie noire ; alors il saurait qu'il pourrait lui faire aveuglément confiance lorsque le moment serait venu. Sacrifice... il se sacrifiait pour elle pour qu'elle se sacrifie pour lui. « Si tu as encore quelque chose à sacrifier tu ne parviendras jamais à maîtriser la magie noire. » Les mots de Sorel, encore, comme une litanie interminable qui défilait dans son esprit. Liven ne savait s'il devait s'en réjouir. Oui, il avait encore des choses à sacrifier et il les abandonnerait avant de les détruire. Sacrifice... Sorel lui avait tatoué cette notion sous la peau. Il en avait déjà fait tellement, il en avait déjà tellement provoqué. Sacrifice... Liven releva les yeux, prêt à partir rejoindre l'élève qui un jour, devra choisir pour lui. Des yeux d'un bleu épuré qui en rencontrèrent d'autres... Il était là, devant lui, à nouveau. Ces longs cheveux noirs fins et élégants, ce teint blafard qui renforçait le contraste, ce visage jeune et noble, ces yeux... ses yeux intensément bleus, intensément clairs, qui le fixaient avec cette lueur malsaine dans le prunelle, ce vice à la fois terrifiant et séduisant. Liven se figea instantanément, traversé dans la seconde d'un éclair de stupeur incrédule et effrayée. Non, c'était impossible. Les réflexes l'emportèrent sur la rationalité, le miroir explosa littéralement. Les débris glissèrent et ricochèrent sur le sol avec un tintement cristallins qui résonna dans la salle. La lumière se diffracta à leur rencontre, faisant miroiter leur éclat dispersé. Haletant, Liven sentit ses muscles se détendre en même temps qu'il prenait conscience que Sorel n'avait jamais été présent dans cette pièce. Ce qu'il venait d'attaquer, c'était son propre reflet. Il se laissa reculer contre le mur auquel il s'adossa pour y fermer les yeux et calmer les battements affolés de son cœur. Il avait confondu leur image, leurs yeux presqu'en tout point identiques. Était-il devenu ce qu'il détestait le plus au monde ? Liven ne tarda pas à reprendre le contrôle de ses émotions, l'effet de l'adrénaline retombant. Avant de partir, Sorel avait-il eu la même idée que lui ? Avait-il cherché en Liven celui qui arrêterait sa folie avant de se raviser au dernier moment ? Troublé, il attendit encore un instant avant de sortir d'un pas énergique. Liven avait besoin de fuir cet endroit, de partir aussi vite que possible, de disparaître qui sait...
Les quartiers mal famés n'étaient évidemment pas l'endroit le plus fréquentable de Sannom mais pour le coup, Liven s'était surpassé dans le choix du lieu de l'entraînement d'Arya. La seule évocation que l'on aurait pu avoir de cet endroit était celle d'un coupe-gorge. Les rues serrées, emplies de ténèbres, étaient une invitation aux guet-apens. Le délabrement des bâtiments, presque des ruines pour certains, n'évoquait qu'une misère effroyable. Les habitants n'étaient que renégats, trafiquants, meurtriers en tout genre. S'il n'avait fait jour, Liven lui même aurait hésité à s'aventurer seul si profondément dans les quartiers mal famés. Ce serait la première épreuve qui attendait la jeune femme. Après quelques pas, il s'arrêta au coin de la bâtisse qu'il avait réquisitionné pour l'occasion. Maintenant, ne restait plus qu'à l'attendre. Qu'elle vienne vite... il avait besoin d'elle. Le vent s'était levé et jouait à chasser ses cheveux sur son front, le tissu de son manteau et du jean gris qui l'habillaient étant trop épais pour en souffrir le désagrément. C'est avec bonheur qu'il accueillait en revanche les gifles glacées qui s'abattaient sur son visage aux intervalles espacées des rafales. Elles avaient le mérite de le maintenir alerte en l'empêchant de se perdre dans la somnolence coutumière d'une mélancolie qui n'avait plus lieu d'être. L'attente se prolongeant, l'inquiétude prit lentement forme dans son esprit qui recommençait à analyser froidement les éléments disjoints de sa vie. Seule cette distance relative lui permettait de rester immobile contre ce mur plutôt que plonger dans les méandres dangereux des alentours à la recherche de la jeune femme pour qui il aurait oublié toute prudence si elle le lui avait demandé. S'obligeant avec sévérité à un rationalisme excessif pour juguler son inquiétude autant que son appréhension à l'idée de ce qu'il allait lui faire subir, il composa peu à peu le masque qui le préserverait un temps soit peu durant cette épreuve, qui lui permettrait de ne pas prendre trop violemment les conséquences en pleine figure. De façon nettement perceptible quoique progressive, les lignes de son front se relâchèrent, ses yeux plissés et songeurs se firent neutres et alertes, sa mâchoire se ferma tranquillement pour sceller un visage devenu aussi glacial que le vent qui s'engouffrait dans la ruelle. Son regard se remplit d'une morne indifférence mêlée d'une sorte de préoccupation élevée et haineuse qui laissait deviner que ses pensées n'appartenaient qu'à lui et qu'il n'y aurait aucun moyen de le forcer à les dévoiler. Ses épaules se tassèrent tandis que son cou s'étira quelque peu, inclinant sa tête au-dessus du sol à ses pieds, centre de son attention. Son maintient s'en trouva distinctement transformé. Plutôt que se tenir droit et assuré, Liven adoptait une position d'apparente décontraction qui trahissait bien au contraire une posture ramassée comme pour passer à l'attaque ou en éviter une. De fait, il paraissait un peu moins grand et un peu plus dangereux. Le jeune homme enfonça davantage ses mains dans son manteau pour que ses coudes ne soient pas gênés par le mur et ce fut le moment qu'il choisit pour ramener ses yeux vers la sortie de la ruelle, sans pour autant relever sa tête. Si la silhouette de la jeune femme lui procura un même soulagement et une même consolation, il n'en témoigna rien. Toujours immobile, elle attendit qu'elle se rapproche, la fixant presque sans ciller d'un regard de dessous qui se voulait volontairement froid et distant pour ne pas dire agressif. Pourtant, il observait en lui-même sa démarche à la fois vive et élégante, ses cheveux blonds auxquels des rayons de soleil égarés s'accrochaient, son visage trop observé mais toujours aimé. Être avec Arya lui faisait du bien. Avec elle, il n'avait pas besoin de tricher, elle connaissait tout de lui. Même s'il avait fini par accorder sa confiance à Loghan et à lui révéler la vérité sur ses petites fugues intempestives, Liven ne s'était pas résolu cette fois encore à abandonner l'idée de le semer avant de se rendre en ce lieu. Ce qu'ils y partageraient ne devrait jamais appartenir qu'à leur même mémoire, qu'à leur même culpabilité. Un soupir hésita à franchir ses lèvres avant que Liven ne le retienne. Non, sa décision était prise. Même s'il la blessait sur le moment, il n'avait pas le droit d'y renoncer... Il aurait voulu que ce fut quelqu'un d'autre. Sitôt qu'elle fut à porter de voix, il ne lui laissa pas le temps d'entamer leurs relations coutumières d'amitié complice. Se décollant soudain du mur en un mouvement aussi vif que parfaitement contrôlé, il la jaugea d'un regard mort, éteint, absent. Il aurait voulu que ce fut quelqu'un d'autre... mais c'était elle. C'était impardonnable...
- Viens avec moi.
Les mots claquèrent dans l'air aussi brusquement et distinctement que la raffale qui les emporta au loin. Né et éteint d'un souffle, l'impératif n'attendait aucune réplique. Si le ton était relativement neutre, l'articulation était trop marquée pour ne pas trahir une certaine brutalité que ses accrocs coutumiers renforçaient vigoureusement. Le souvenir de sa voix grave s'évanouissait à peine qu'il tournait déjà les talons pour revenir à la bâtisse, traversant le petit jardinet abandonné aux mauvaises herbes, montant rapidement l'escalier au bois vermoulu, passant la porte d'entrée, s'arrêtant soudain devant une porte pour s'effacer à demi devant la jeune femme. Ca aurait du être n'importe qui d'autre sauf elle... Il ne voulait pas la sacrifier. L'espace d'une seconde, Liven sembla hésiter. A nouveau, le regard du jeune homme se posa sur Arya en une excuse muette, en une détresse résignée. Maintenant, c'était maintenant ou jamais. Si elle descendait cet escalier, elle ne pourrait plus jamais reculer. Liven recula d'un pas, inspira doucement avant de détourner son regard en silence sur le mur qui lui faisait face, s'occupant à recomposer son masque. Si elle descendait cet escalier, il ne pourrait plus jamais flancher. Liven ne tourna son visage à nouveau vers elle que lorsqu'en le dépassant, ses cheveux effleurèrent sa joue. Elle s'engagea sur les premières marches et il lui emboîta le pas, scellant l'accord tacite qu'ils venaient de passer... dont elle aurait tout à regretter. Liven eut soudain un sentiment d'irréalité, comme si ce qu'ils vivaient à présent dans cette pièce était en dehors de toute temporalité, en dehors de tout ce qui pouvait se concevoir. Peut être qu'au fond les restes éparses de sa moralité lui rappelaient que ce qu'ils s'apprêtaient à faire était tout simplement inimaginable ? Le jeune homme ignora sciemment ces considérations. Résolu, résigné et réaliste, il savait qu'aujourd'hui s'opérait le basculement ; celui où il redevenait pour un temps celui qui avait suivi avidement les cours de Sorel et qui s'apprêtait à suivre les progrès de son élève. Après cette séance, il savait que rien ne pourrait atténuer la haine qu'il se porterait... Parvenant enfin au sous-sol, il se glissa de fait juste derrière la jeune femme, saisissant fermement son bras au niveau du coude pour l'obliger à ne pas se détourner, pour ne pas avoir à la regarder dans les yeux mais aussi pour qu'elle comprenne enfin ce que la magie noire impliquait.
Devant eux, sur ce fauteuil qui faisait face à celui que Liven avait occupé tandis qu'il le surveillait, un homme était assis. Relativement petit, il n'en restait pas moins qu'il était visiblement un peu plus âgé qu'eux. Ses chevilles faisaient corp avec les pieds du meuble, attachées à l'aide d'une corde fine et visiblement serrée. Ses poignets avaient subi le même sort et reposaient sur les acoudoirs rouillés. Un jean de marque ainsi qu'un col roulé constituait son habillement qui témoignait à la fois d'un certain soin porté à lui-même et à la fois d'une décontraction tout à fait commune. Son visage demeurait dissimulé par un sac en tissu noir, large et épais posé sur sa tête. Liven n'avait pas voulu l'obliger à affronter ça.
- Réveillé ?
Liven fit léviter un éclat du miroir détruit pour entailler la main de l'inconnu. Un sursaut violent s'empara de l'homme dont pourtant l'on n'entendit aucun bruit.
- On dirait bien.
Le sort que Liven avait placé autour de lui résista encore à la tentative de sa proie pour le briser mais de toute évidence se n'était pas sa première, la défense faiblissait. Liven détruisit son sort mentalement avant de contrer aussitôt celui qui visait à l'atteindre. Il s'occupa sans mal de maintenir son adversaire impuissant en désamorçant ses sorts aussi vite qu'il tentait de les mettre en oeuvre. Ce ne fut qu'une question de seconde avant que le magas n'abandonne face à la résistance calme et méthodique de Liven pour qui tout ceci n'était qu'un simple divertissement tant il était accoutumé à l'exercice. Impossible toutefois que l'échange de tensions magiques ait pu passer inaperçu à Arya. Toujours en la tenant, toujours en refusant de la regarder, Liven s'exprima d'un ton froid, presque impersonnel.
- Exercice n°1, la magie noire est une magie purement offensive. Dans un premier temps je veux que tu désamorces chacun des sorts qu'il tentera. C'est de la magie conventionnelle, rien d'insurmontable n'est ce pas ?
Elle avait descendu les escaliers, elle n'avait pas le droit de dire non. Il avait fait son choix, il n'avait pas le droit de la mettre à l'abri... de lui-même.